Chapitre 2L'édition : un acte technique

Table des matières

Le livre est un aboutissement visible et lisible d’un processus nommé édition. L’édition est donc une série d’actions, de méthodes et un type d’organisation mis en place afin de produire notamment un artefact comme un livre. Établir une définition de l’édition est une entreprise qui est facilitée par les recherches réalisées sur le livre dans le chapitre précédentVoir 1. Le livre, cet artefact éditorial. Comprendre quels sont les rouages et les mécanismes de l’édition, et comment elle évolue aujourd’hui, est un travail complexe et un enjeu décisif sur les questions de production et de circulation du savoir, et sur la conceptualisation de nouveaux modèles épistémologiques. Notre hypothèse consiste en une définition de l’édition comme une activité hybride et réflexive, définition qui se distingue de celles auxquelles nous sommes habituellement confrontés. Nous construisons notre réflexion à travers des théories de l’édition, que nous mettons en tension avec des études de cas d’initiatives contemporaines et singulières.

L’édition est un ensemble d’activités organisées autour de dispositifs techniques, elle s’inscrit dans une histoire longue des actions humaines. L’édition constitue un processus dont la distinction de trois fonctions permet de l’établir en tant que concept. En réponse à un travail de recherche et d’exploration historique, nous présentons une initiative contemporaine et expérimentale d’édition, Abrüpt, à travers ses mécanismes techniques et expérimentaux. Cette étude de cas se veut une illustration d’une démarche originale d’édition qui se concentre sur les artefacts produits et les outils nécessaires à cette entreprise. Étant donné des démarches éditoriales aussi fortes que celle d’Abrüpt — combinant des formes éditoriales inattendues et une occupation de l’espace numérique —, le concept d’édition est mis en perspective avec un second concept : l’éditorialisation. Sa définition en sciences de l’information et en études des médias, ainsi que sa confrontation au concept d’édition, ouvre de nouvelles perspectives, et notamment celle d’un débordement des liens entre dispositifs techniques et visions du monde au-delà de la production de livres. Pour confirmer ce concept, et considérer la technicité du dispositif littéraire qu’est l’édition, nous présentons et analysons la chaîne d’édition à l’origine des livres des Ateliers de [sens public] — dont un ouvrage a été présenté dans le chapitre précédentVoir 1.5. Les Ateliers de [sens public] : repenser le livre. Procédé technique, chaîne d’édition ou processus complexe, le Pressoir est une réponse à des enjeux éditoriaux, et la construction d’un environnement pour penser de nouvelles modélisations conceptuelles. Le Pressoir est aussi une expression de l’édition d’aujourd’hui.

Après le livre comme artefact littéraire, c’est donc l’édition comme acte technique que nous étudions, avant d’aborder le numérique comme espace et comme moyen.

1.

#2.1. Évolution de l’édition
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L’édition est une activité qui regroupe plusieurs actions distinctes dont l’objectif commun est de faire circuler un texte, une connaissance, une création, une idée. Cette activité a grandement évolué, les dimensions culturelles, économiques ou techniques n’étant pas les mêmes au quinzième et au vingt-et-unième siècles. Il s’agit donc de montrer combien l’édition s’est transformée et se transforme encore, en abordant quelques-unes de ses figures (en Europe et en France) et en nous attardant plus longuement sur ses processus : du libraire aux plateformes, de la composition de pages imprimées à l’occupation d’espaces numériques, et de procédés artisanaux à une industrialisation massive. À travers cette description nous établissons une définition (actuelle) de l’édition.

#2.1.1. L’édition : une activité qui agit

Dans la perspective de l’étude de pratiques et de dispositifs éditoriaux, l’édition est, malgré une certaine polysémie, d’abord considérée comme une activité, et une activité qui vise à rendre disponible un texte, encapsulant par là toutes les étapes nécessaires à cette réalisation.

A. Reproduction, publication et diffusion commerciale par un éditeur d’une œuvre sous forme d’un objet imprimé.
B. Préparation du texte d’une œuvre en vue de sa publication.

(Citation: , ) (). Édition. Consulté à l’adresse https://www.cnrtl.fr/definition/édition

Une première définition de l’édition est clairement attachée à des actions sur un contenu qui permettent de le rendre disponible et lisible. Il s’agit d’accessibilité dans le sens de rendre disponible au public via différents canaux, et de compréhensibilité dans la préparation d’un artefact qui doit être consultable et mémorisable.

Avant de rendre public le texte d’un auteur, de le publier, l’éditeur digne de ce nom doit en effet le travailler et le transformer profondément pour en faire surgir ce qu’on appelle un livre.

(Citation: , , p. 8) (). Une autre histoire de l’édition française. La Fabrique éditions.

La seule mise à disposition, la publication, ne suffit pas à définir l’édition. L’étymologie du mot édition renvoie à la notion de production, le terme étant emprunté au latin impérial editio qui signifie notamment « production, édition ». Éditer c’est produire quelque chose, que ce soit dans le cadre de la « préparation du texte » ou pour la commercialisation d’un objet culturel.

Une édition est constituée de l’ensemble des exemplaires produits en une seule ou plusieurs opérations à partir d’une même composition typographique. […] L’édition est essentiellement une opération manufacturière, vérifiable matériellement et objectivement.

(Citation: , ) (). La définition de l’édition et les AACR 2. Documentation et bibliothèques, 26(1). 29–34. https://doi.org/10.7202/1054264ar

Le terme édition est pluriel et peut également renvoyer vers la question de la co-existence de multiples exemplaires et versions, ou vers deux activités distinctes. Dans cet article de bibliothéconomie, Pierre Mailloux explique combien il est difficile de définir ce qu’est une édition lors de l’opération de catalogage. Le critère retenu est celui de la composition du livre, plus que celui du contenu (dans ce texte de 1980, rappelons-le). Ainsi, une édition est considérée comme telle lorsque la composition du texte est différente d’une autre édition, à contenu équivalent. L’enjeu est loin d’être anodin, définir précisément ce qu’est une édition permet de classer un document pour pouvoir le définir, le retrouver mais aussi pour lui donner une valeur symbolique. Enfin, autre point d’attention nécessaire dans cette polysémie, la langue anglaise distingue deux termes pour résumer l’acception française de « édition » : editing et publishing. L’un concerne le travail sur le contenu (textuel ou non), et le second désigne les différentes étapes nécessaires pour produire et publier (voire commercialiser) un artefact. Un editor en anglais qualifie autant un éditeur de texte qu’un monteur de film, l’activité d’édition consisterait donc dans un réagencement de fragments ou de séquences.

L’édition de livres, imprimés ou numériques, joue un rôle central dans l’organisation du débat public. C’est même au cœur de la définition de l’édition qui consiste à placer des textes d’auteurs dans l’espace public et à stimuler leur visibilité.

(Citation: , ) (). Pour la négociation d’un nouveau compromis éditorial. Dans Defalvard, H. (dir.), Le livre, l’édition et l’économie sociale et solidaire. (pp. 71–77). Presses universitaires de Grenoble.

Publier est une part de l’édition — et non l’inverse. Le fait de rendre publique une information dans un espace public est l’une des conditions du fonctionnement des sociétés occidentales modernes puis contemporaines, et de la vie des idées. Le livre joue un rôle décisif avec son format clos qui permet une diffusion via différents lieux comme des librairies, des bibliothèques ou d’autres espaces de médiation — marchands et non marchands. En permettant de placer le livre dans ces espaces, l’édition devient une capacité d’agir.

Plusieurs éléments sont récurrents dans ces différentes définitions de l’activité d’édition : travailler une matière (d’abord textuelle) qui provient d’un auteur/créateur ; faire exister un texte puis un livre dans un espace public ; utiliser des méthodes précises pour cette réalisation ; inclure la technique dans cette activité ; disposer d’une structure organisationnelle pour être en mesure d’éditer.

L’édition est un moyen d’agir, c’est une activité politique. Il est primordial de prendre en considération cette dimension et donc la puissance potentielle d’une structure d’édition ou des personnes qui la représentent. Quand bien même une telle structure semble petite par la taille de son catalogue ou de son équipe, placer un texte dans l’espace public a un effet sur cet espace : répercussions médiatiques, réactions populaires, modifications sociales, débats citoyens, etc. L’exemple de L’insurrection qui vient est particulièrement marquant dans l’espace public français du début des années 2000 en France (, ) (). Des mots dangereux. Que peut une parole insurrectionnelle ? Lignes, 29(2). 95–103. https://doi.org/10.3917/lignes.029.0095  : l’ouvrage est placé comme acteur clé dans l’accusation d’acte terroriste d’un groupe de personnes, dans l’affaire dite « de Tarnac ». Le livre est utilisé comme catalyseur d’un récit créé par le pouvoir judiciaire et qui sera ensuite démenti par la justice elle-même : « L’audience a permis de comprendre que le “groupe de Tarnac” était une fiction » (, ) (). Procès de Tarnac : Julien Coupat et Yildune Lévy relaxés. Consulté à l’adresse https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2018/04/12/proces-de-tarnac-julien-coupat-et-yildune-levy-relaxes_5284397_1653578.html . Pour toute activité d’édition il y a un pouvoir en action.

#2.1.2. Historique d’un phénomène, d’une figure et d’un concept

L’édition, convergence de plusieurs activités humaines, est un domaine relativement méconnu dans l’espace public, dont la figure de l’éditeurDans la suite de cette section nous utilisons majoritairement le masculin, même si ce genre est loin d’être neutre. Historiquement l’édition est d’abord une activité d’hommes, ce qui explique notre usage du terme dans cette approche historique, en revanche aujourd’hui la situation a bien changé. est la partie la plus visible. Lorsqu’il s’agit d’aborder les évolutions liées au texte ou au livre, l’activité d’édition est en effet rarement explicitée en détail. De nombreux écrits sont consacrés au livre et à son contenu, moins aux procédés nécessaires à cet aboutissement. Les articles de presse ou de magazine parlent du futur de la littérature, du futur du texte ou du futur du livre, mais presque jamais du futur de l’édition. Les nombreux événements liés au livre ou à l’édition le prouvent d’ailleurs : ce sont presque toujours des « salons du livre » et rarement des « salons de l’édition » ou « des éditeurs et des éditrices ».

L’édition est un secteur largement méconnu, discret, voire mystérieux pour beaucoup.

(Citation: , , p. 8) (). Les 100 mots de l’édition (1re éd). Presses universitaires de France.

La raison de ce « mystère » ou de cette discrétion repose probablement sur la dimension économique de cette activité. Nous ne l’avons pas encore dit, mais l’édition est toujours une activité économique — économie marchande, non marchande, du savoir, etc. Éditer c’est donc produire une valeur, valeur qui peut être échangée, valeur qui est décidée par celles et ceux qui font les livres.

Pour comprendre la naissance de l’édition et son évolution, il faut passer de l’activité à la personne qui exerce cette activité, l’éditeur. La figure de l’éditeur est une figure ancienne, que décrit longuement Jean-Yves Mollier dans Une autre histoire de l’édition française :

Innovateur et offreur à la fois de nouveaux produits et de nouveaux contenus, le libraire-éditeur, puisque telle sera longtemps l’appellation qui le désignera, créait de toutes pièces un marché qui s’ignorait et décidait de susciter une demande qui n’existait pas.

(Citation: , , p. 113) (). Une autre histoire de l’édition française. La Fabrique éditions.

La formalisation de cette figure a lieu dès les débuts de l’imprimerie à caractères mobiles, donc dès le quinzième siècle, en France et en Europe. Avant le « libraire-éditeur » évoqué par Jean-Yves Mollier, c’est le libraire-imprimeur qui assure l’édition et la production des textes. Une rupture est opérée entre deux métiers qui sont aussi deux commerces : en France en 1810 un décret régularise l’activité de publication, avec un contrôle plus important des livres mis en circulation. Ainsi, la conception et la vente du livre concernent le libraire-éditeur, alors que le libraire-imprimeur se charge de la production et de la vente. L’origine de l’éditeur est donc autant dans la préparation du texte que dans sa commercialisation, entre ces deux phases se situent la fabrication et la production du livre. Dès l’apparition de l’impression à caractères mobiles, le « libraire-éditeur » (et parfois aussi imprimeur) est l’intermédiaire entre l’auteur et le lecteur.

Plusieurs moments clés ont marqué l’évolution de la figure de l’éditeur, sur les plans culturel et économique. Nous nous concentrons ici sur la situation française, d’une part parce qu’elle est longue et fait figure d’exemplarité en Europe ou en Occident, et d’autre part parce qu’elle est très documentée. Après la distinction entre éditeur et imprimeur au début du dix-neuvième siècle, c’est au tournant des années 1830 que l’éditeur devient la « plaque tournante des métiers du livre » (, ) (). Une autre histoire de l’édition française. La Fabrique éditions. . Sans éditeur, pas de livre, et donc pas de circulation de la connaissance. L’industrialisation du monde du livre qui débute alors, principalement grâce à l’accélération des moyens de production des livres imprimés, confirme cette position centrale. Homme de lettres et libraire, l’éditeur est un intellectuel et un négociant. Aujourd’hui, cette figure duale — quoique diluée dans un capitalisme omniprésent (, ) (). L’édition sans éditeurs. La Fabrique éditions. — est toujours celle de l’éditeur. Autre particularité importante, l’édition, comme d’autres industries culturelles, est une économie de prototypes ( & , , p. 40) & (). Révolution numérique et industrie culturelles. La Découverte. . Étant donné que la réception des titres publiés ne peut pas être totalement anticipée, le succès d’un titre est incertain. Les grands groupes d’édition tentent de fabriquer des succès, et ainsi de fabriquer des modèles reproductibles. Quoi qu’il en soit il y a une part de prise de risque importante dans l’activité d’édition, faite de tests, d’essais, et donc parfois de réussites et d’échecs (échecs d’estime ou économiques). Cette dimension de prototypage a une incidence sur toute la chaîne du livre, et sur la relation entre économie et texte : la façon dont le texte est travaillé (édité) puis fabriqué (publié) est alors déterminante. Il est alors nécessaire d’investir dans la formalisation de chaque texte, unique, tout en permettant une reproduction en grand nombre de ce contenu, et en espérant une reproductibilité pour les prochains titres.

L’édition s’est plus récemment constituée autour de phénomènes économiques tels que des regroupements ou des rachats, c’est le cas un peu partout dans le monde, nous nous focalisons ici sur la situation en France. Dès le milieu du dix-neuvième siècle un mouvement de concentration des maisons d’édition est entamé par Louis Hachette, mouvement qui s’accélère fortement dans les années 1950-1960 avec Hachette qui absorbe de nombreuses structures éditoriales (comme Grasset, Fayard, etc.). Au début des années 2000 nous assistons à un phénomène de concentration tel que le terme oligopole est utilisé : le monopole (nombre de titres et flux financiers) appartient à une poignée de grands acteurs comme Hachette, Editis, Gallimard ou quelques autres. Même si l’édition est un domaine de marchandage où les structures naissent, fusionnent, meurent et renaissent, le phénomène de concentration s’accélère à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle. De grands groupes d’édition apparaissent, jusqu’ici considérés comme des maisons d’édition déjà imposantes, et aspirent de nombreuses structures. Le panorama des structures éditoriales marchandes est appelé un oligopole à frange (, ) (). La dynamique d’un oligopole avec frange : Le cas de la branche d’édition de livres en France. Revue d'économie industrielle, 22(1). 61–71. https://doi.org/10.3406/rei.1982.2072 , en raison du petit nombre de très grandes structures qui occupent l’espace économique, et du grand nombre de moyennes et petites structures qui animent l’espace culturel.

Cet oligopole à frange est une spécificité de l’industrie culturelle en Europe et en France : pour que quelques grandes entreprises puissent être en situation de monopole il faut néanmoins conserver une certaine bibliodiversité, assurée par de nombreuses structures éditoriales de taille moyenne et de très nombreuses petites structures. L’industrie du livre se structure aussi autour de deux grandes activités que certains groupes d’édition intègrent : la diffusion (opérations commerciales visant à faire connaître le livre) et la distribution (flux logistiques et financiers permettant de donner accès au livre au vendeur tiers), à la fois de leurs propres catalogues mais aussi ceux de petites et moyennes structures. Et c’est ici que se jouent les questions de constitution de grands groupes, puisque la partie la plus rentable de ces véritables industries est justement la distribution ou la diffusion proposées (et parfois imposées) aux maisons d’édition du groupe ou aux structures externes qui ne disposent pas de ces services (, ) (). Brève histoire de la concentration dans le monde du livre. Libertalia. . L’équilibre, pour le moins temporaire ou précaire comme le démontre le feuilleton inquiétant des nombreux rachats, semble nécessaire entre des petites maisons d’édition dites indépendantes, et de grands groupes industriels — équilibre d’un point de vue purement financier. La masse que représentent des titres produits en abondance par des grands groupes permet à d’autres titres — confectionnés plus artisanalement par des petites maisons d’édition — d’exister et de constituer une vie intellectuelle diversifiée. L’édition est ainsi un phénomène culturel et économique, dont l’éditeur est une figure qui nous permet d’identifier l’émergence de cette activité et ses mécanismes.

Définir l’édition nécessite de s’attarder sur le fait que c’est également un objet de recherche en sciences humaines — notamment en sciences de l’information et de la communication — ce qui nous permet de considérer cette notion comme un concept, voire comme une théorie. Les recherches sur l’écriture constituent un socle théorique sur lequel se basent les écrits sur l’édition. Il est donc nécessaire de mentionner plusieurs courants de pensée, d’André Leroi-Gourhan (, ) (). Le geste et la parole. Éditions Albin Michel. à Anne-Marie Christin (, ) (). L’image écrite ou La déraison graphique. Flammarion. en passant par Jacques Goody (, ) (). La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Les Editions de Minuit. ou Jacques Derrida (, ) (). De la grammatologie. Éditions de Minuit. . La question de l’origine de l’écriture passe par une analyse de son image ou d’une recherche sur l’apparition et la construction de l’alphabet ou de l’idéogramme. Un déplacement du regard sémiologique est opéré sur l’édition, définissant ainsi sa constitution, notamment grâce à la théorie de l’énonciation éditoriale (, ) (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137 proposée par Emmanuël Souchier et rejoint par Yves Jeanneret.

Nous l’avons déjà dit, les questions historiques de l’édition sont très étudiées, notamment par Henri-Jean Martin (, & al., ) , & (). Histoire et pouvoirs de l’écrit. Librairie académique Perrin. , Roger Chartier (, ) (). L’ordre des livres: lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle. Alinea. , Jean-Yves Mollier (, ) (). Une autre histoire de l’édition française. La Fabrique éditions. , Robert Darnton ( & , ) & (). Gens de lettres, gens du livre. Éditions Odile Jacob. ou Yann Sordet ( & , ) & (). Histoire du livre et de l’édition : production & circulation, formes & mutations. Albin Michel. — pour ne citer que quelques références situées en France. Les théories de l’édition se concentrent le plus souvent sur le champ de l’édition critique, soit la mise en relation de plusieurs éditions de textes généralement manuscrits et accompagnés d’un important apparat critique. Si nous abordons l’édition critique par la suiteVoir 3.3. Éditer avec le numérique : le cas d’Ekdosis dans le cadre d’une étude d’un processus technique d’édition, elle ne concerne pas directement nos recherches. Les enjeux liés à l’élaboration d’espaces de connaissance, par l’édition et en prenant en considération des processus techniques au-delà des seuls procédés d’impression, font l’objet d’études plus isolées. À ce titre nous mentionnons les questions soulevées par le concept d’éditorialisation, concept qui embrasse le numérique, et que nous abordons plus longuement par la suiteVoir 2.4. L’éditorialisation en jeu. L’édition est donc un phénomène, mais également un concept que justifient ces recherches académiques multiples.

#2.1.3. Les trois fonctions de l’édition

Les procédés techniques d’édition disposent de nombreux ouvrages de documentation, abordant autant la réalisation d’un contrat d’édition, les systèmes de diffusion, la composition typographique, ou encore la compréhension du marché du livre. Les rouages techniques et économiques sont expliqués dans des essais et des manuels, principalement pour répondre aux besoins pratiques des personnes œuvrant dans des structures d’édition. Sans faire un recensement de ces références, nous pouvons noter plusieurs approches complémentaires. Tout d’abord les traités qui abordent toutes les facettes de cette activité au vingtième (, ) (). Monographie de l’édition. Cercle de la librairie. ou au vingt-et-unième siècle (, ) (). Traité pratique d’édition. Éditions du Cercle de la librairie. , dans une perspective résolument économique. Il s’agit d’énumérer les opérations d’édition, parfois dans une entreprise encyclopédique pour mieux cerner cette « industrie culturelle » (, ) (). Les 100 mots de l’édition (1re éd). Presses universitaires de France. . Cela est particulièrement visible en constatant que ces ouvrages sont eux-mêmes édités par des regroupements professionnels ou des professionnels de la profession. Par ailleurs, c’est moins l’activité qui est alors définie, que la figure de l’« éditeur ». Un volet théorique est parfois intégré en préambule, notamment sur la définition des fonctions de cette figure, comme le propose Philippe Schuwer (, , p. 15-38) (). Traité pratique d’édition. Éditions du Cercle de la librairie.  : la découvrabilité, la fabrication et son financement, la diffusion/distribution, la promotion du fonds, et l’obligation de résultats. Les enjeux économiques recouvrent alors le projet intellectuel et la dimension de constitution du savoir et sa nécessaire transmission. À ce titre, l’entretien avec Éric Hazan ( & , ) & (). Pour aboutir à un livre. La Fabrique éditions. constitue un texte utile pour comprendre les tensions entre différents types de structures, en lien direct avec les diverses opérations techniques et le projet politique inhérent à toute activité éditoriale. Enfin, d’autres ouvrages proposent un regard plus large sur les perspectives de l’édition partout dans le monde ( & , ) Macvey, S. & Altbach, P. (dir.). (). Perspectives on Publishing. Lexington books. , ou se concentrent sur les aspects essentiels (, ) (). Book Publishing: a Basic Introduction. Continuum. pour qui souhaitent éditer — ou auto-éditer.

Nous retenons plus particulièrement un ouvrage qui porte un regard théorique sur l’édition en tant qu’activité autour de trois fonctions centrales, détaillant ce qu’est l’édition dans sa globalité et sa complexité. Outre le fait que L’édition à l’ère numérique place justement le numérique en son centre, Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati élaborent plusieurs théories sans faire de dissociation entre un travail intellectuel et un travail technico-économique :

L’édition peut être comprise comme un processus de médiation qui permet à un contenu d’exister et d’être accessible. On peut distinguer trois étapes de ce processus qui correspondent à trois fonctions différentes de l’édition : une fonction de choix et de production, une fonction de légitimation et une fonction de diffusion.

(Citation: & , , p. 6) & (). L’édition à l’ère numérique. La Découverte.

Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati proposent une définition claire, synthétique et structurée de ce qu’est l’activité d’édition, en réalisant un travail de recherche scientifique également ancré dans des expériences pratiquesMarcello Vitali-Rosati co-dirige la collection Parcours numériques aux Presses de l’Université de Montréal.. « La fonction éditoriale » est ainsi un processus divisé en plusieurs étapes et fonctions, centrée autour de la « médiation » : le travail sur le texte et l’artefact ; la reconnaissance accordée à l’acte et à la personne qui édite, puis appliquée à l’objet culturel ; et la transmission de cet objet dans un espace économique, marchand ou non. Ce qui nous semble déterminant dans cette définition — détaillée sur plusieurs pages dans l’ouvrage L’édition à l’ère numérique ( & , , p. 6-10) & (). L’édition à l’ère numérique. La Découverte. — est le fait de prendre en considération autant le texte que l’artefact final, de signifier l’importance de la légitimation, et enfin de ne pas omettre le rôle de médiateur du livre.

Autre distinction décisive et inédite réalisée par Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, la séparation entre l’instance éditoriale et la maison d’édition. Si les maisons d’édition ont, depuis l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles, été les principales instances éditoriales, ce n’est plus forcément le cas depuis l’avènement du Web, l’édition n’est plus une activité qui leur est réservée. Plusieurs exemples attestent de ce phénomène, et notamment la naissance de plateformes d’autoédition ou de publication en ligne sans figure d’éditeur ou d’éditrice. Les fonctionnalités de ces plateformes, ainsi que leurs conditions générales d’utilisation, constituent alors peut-être de nouvelles formes d’instances éditoriales.

Nous considérons l’édition comme un processus dont sont issus des artefacts très divers, tant en termes d’objets (produits) que de formes (fabriquées), comme nous l’avons vu précédemmentVoir 1.2. La forme du livre et sa matérialité. L’édition, en tant que processus, n’est pas une activité monosémique, il faut prendre en compte la diversité des pratiques, comme il existe une grande variété de formes du livre.

#2.1.4. Des éditions

Il est vain de chercher une définition uniforme de l’édition, et il est plus pertinent de parler d’éditions pluriellesTout en notant l’ambiguïté qui surgit, nous ne parlons pas ici des différentes versions éditées., quelle que soit l’époque. De multiples formes d’éditions se succèdent ou cohabitent, les trois livres présentés dans le premier chapitreVoir 1. Le livre, cet artefact éditorial de cette thèse l’attestentThe Book et The Book: 101 Definitions d’Amaranth Borsuk, Busy Doing Nothing du collectif Hundred Rabbits, et Exigeons de meilleures bibliothèques de R. David Lankes.

Plusieurs types d’initiatives existent, se chevauchant parfois, autant en termes de domaines que de modèles. Il y a ainsi une forte disparité de formes et de procédés éditoriaux entre la littérature, les essais, les ouvrages scientifiques, les livres pratiques, et les manuels scolaires ou universitaires (ou textbooks en anglais), pour ne donner que quelques exemples. Le travail de structuration, de composition ou de mise en forme pour produire un livre pratique sur la sérigraphie est très différent de celui pour publier un essai sur l’histoire de l’impression en occident. Les modèles d’organisation varient également, cela est particulièrement visible entre une maison d’édition dite indépendante (qui n’appartient à aucun groupe financier) dont l’équilibre financier est fragile, des presses universitaires qui sont souvent rattachées à une université, ou un groupe de médias qui intègre maisons d’édition et chaînes de télévision. Les contraintes financières, la liberté de publication, l’organisation interne ou encore la visibilité médiatique diffèrent entre ces types de modèles. Pour reprendre deux livres déjà présentés et écrits et édités par Amaranth BorsukVoir 1.1. Le livre : fonctions, concept et modes de production, The Book publié aux Presses du MIT n’a pas été édité et produit dans les mêmes conditions que The Book: 101 Definitions publié par Anteism. Les deux ouvrages ne disposent pas de la même visibilité (nombre d’exemplaires et variété des espaces de diffusion et de vente) et de la même légitimité (reconnaissance des deux structures d’édition). Il est ici nécessaire de prendre en considération le lien ténu entre la structure qui édite et la façon d’éditer, autant que celui entre les contenus d’un livre et la maison d’édition qui la porte.

En termes de diversité, les objets étudiés dans le cadre de cette thèse ont en commun d’être majoritairement issus d’initiatives non conventionnelles. Par initiatives non conventionnelles nous entendons des démarches qui questionnent les dispositifs techniques d’édition, fabriquent des formes livresques originales, ou se placent dans les marges (économiques et médiatiques) de la chaîne du livre. Le corpus ainsi constitué présente autant de limites que de choix assumés : il ne s’agit pas d’établir un panorama exhaustif, mais d’analyser plusieurs initiatives et d’identifier des motifs et des modélisations. Notre corpus est composé d’objets et de dispositifs dont les chaînes de production sont visibles et qui peuvent être étudiées. Ces chaînes d’édition consistent en l’assemblage de logiciels ou de programmes qui traduisent une posture éditoriale et politique, il s’agit de démarches spécifiques qui établissent un questionnement continu de la technique, et qui ne peuvent se résoudre à adopter des produits logiciels pour l’édition sans une remise en cause profonde — quand bien même ces produits répondent à des besoins. Ces structures non conventionnelles ont plusieurs points communs : une volonté de construire le référencement de leur catalogue, souvent hors des canaux habituels ; une qualité éditoriale élevée, y compris avec des artefacts se distinguent formellement ; la constitution de communautés actives qui permettent une diffusion ; la recherche et l’expérimentation de modes de fabrication et de production originaux ou inédits.

Se placer à la marge des maisons d’édition les plus visibles — et les plus étudiées — participe à cette diversité de formes et de pratiques. Notre définition de l’édition doit parvenir à intégrer ces spécificités, tout en la considérant comme un outil de notre recherche.

#2.1.5. Pour une définition actuelle de l’édition

Qu’est-ce que l’édition aujourd’hui ? Les chercheuses et les chercheurs qui ont répondu à cette question sont nombreux, comme Henri-Jean Martin (, & al., ) , & (). Histoire et pouvoirs de l’écrit. Librairie académique Perrin. , Roger Chartier (, ) (). L’ordre des livres: lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle. Alinea. , Jean-Yves Mollier (, ) (). Une autre histoire de l’édition française. La Fabrique éditions. , Robert Darnton ( & , ) & (). Gens de lettres, gens du livre. Éditions Odile Jacob. , Pascal Fouché (, ) (). L’édition française depuis 1945. Éditions du Cercle de la librairie. , André Schiffrin (, ) (). L’édition sans éditeurs. La Fabrique éditions. ou Sophie Noël (, ) (). L’édition indépendante critique: engagements politiques et intellectuels : essai. Presses de l'ENSSIB. . Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, après eux, proposent une approche qui nous intéresse plus particulièrement, elle consiste à produire une description conceptuelle qui ne délaisse pas la technique, à ce titre elle est utile à notre démarche générale de recherche sur les processus d’édition.

Définition Édition

Liste des conceptsL’édition est un processus technique qui fabrique du sens sous la forme d’artefacts, comme le livre. L’édition est une activité située dans des environnements économiques (marchands et non-marchands), elle se décompose en des étapes précises qui peuvent varier selon ces environnements et selon le projet politique associé. L’édition comprend un travail de clarification et de mise en relation de contenus, sur et autour d’un texte, produisant une légitimation à plusieurs facteurs. La préparation de la diffusion des contenus — rassemblés, sélectionnés, travaillés, et légitimés — fait partie intégrante de l’édition. Au cœur de la démarche d’édition se situe la fabrication et la production de formes et d’objets éditoriaux, des artefacts qui révèlent ces façons de faire. L’édition est enfin un concept, principalement en raison des recherches académiques dont elle fait l’objet.

Il s’agit désormais de prolonger ces réflexions sur le processus, et de quitter les questions de chaîne du livre ou d’organisation pour explorer plus précisément ses rouages. Cette définition de l’édition centrée sur le processus doit désormais être complétée avec une double dimension d’acte et de dispositif.

2.

#2.2. L’acte, le dispositif et l’action
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L’édition est un processus qui produit des artefacts. L’édition est également un processus qui agit, mais s’agit-il d’une énonciation ? D’un geste ? D’un acte ? Un acte est une « manifestation concrète des pouvoirs d’agir d’une personne, ce que fait une personne » (, ) (). Acte. Consulté à l’adresse https://www.cnrtl.fr/definition/acte , un éditeur ou une éditrice dans notre cas. L’édition est un processus actant puisqu’il se manifeste dans la fabrication d’une forme et la production d’un objet (le livre) résultat du travail sur un texte : c’est l’hypothèse que nous formulons. L’édition est une action sur le monde, dont les effets peuvent être constatés, et dont les rouages dévoilent en détail cet acte ; nous écartons ainsi toute essentialisation voire toute romantisation de l’édition.

Considérer l’édition comme un acte requiert quelques préalables que nous explorons en abordant la théorie de l’énonciation éditoriale d’Emmanuël Souchier (, ) (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137 , puis celle du geste éditorial de Brigitte Ouvry-Vial (, ) (). L’acte éditorial : vers une théorie du geste. Communication & langages(154). 59–74. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4691 . Si l’édition, processus technique, est un acte, il se traduit dans un dispositif, c’est-à-dire un ensemble complexe et organisé d’actions, qui ont un agencement spécifique. Un dispositif implique plusieurs perspectives que nous abordons, apportant aussi un regard critique nécessaire à ces propositions. Enfin, la dimension politique du dispositif nous invite à considérer l’édition comme une action, dépendant des mécanismes techniques convoqués. L’acte, le dispositif et l’action sont trois dimensions qui nous permettent d’augmenter la définition de l’édition jusqu’ici exposée, toujours dans l’objectif de prendre en considération les processus de fabrication des livres.

#2.2.1. Éditer est un acte

Si un livre est considéré comme un objet ordinaire, il porte pourtant les traces d’un processus complexe. Des empreintes diverses — structure du texte, paratexte, composition typographique, caractéristiques de l’objet imprimé, code informatique pour un livre numérique, etc. — sont laissées par des interventions multiples lors de l’édition. Il s’agit de la théorie de l’énonciation éditoriale d’Emmanuël Souchier, théorie qui permet de prendre en considération un objet comme le livre en tant que signifiant total, mais aussi en tant qu’objet de pouvoir.

L’énonciation éditoriale présente deux caractéristiques essentielles. La première concerne la pluralité des instances d’énonciation intervenant dans la constitution du texte ; la seconde, le fait que les marques d’énonciation éditoriale disparaissent derrière la banalité quotidienne et relèvent par là même de « l’évidence » (Brecht), du « non-événement » (Cyrulnik) ou de « l’infra-ordinaire » (Perec), autant de manifestations absorbées par ce que Montaigne ou Pascal – sur les pas de Cicéron – appelaient la « coutume ».

(Citation: , , p. 140) (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137

L’objet livre porte des signes — en grande partie transparents ou invisibilisés — des instances d’énonciation qui permettent son existence. Ces signes sont souvent ignorés ou considérés comme mineurs, ils sont pourtant partie intégrante du livre et du pouvoir qu’une instance éditoriale peut exercer à travers lui. En plus de nous placer dans la position d’un sémiologue comme nous invite à le faire Emmanuël Souchier, la théorie de l’énonciation éditoriale nous permet de prendre en considération les multiples « voix » (, & al., , p. 310-311) , , & (). Le numérique comme écriture: théories et méthodes d’analyse. Armand Colin. qui font partie du processus, cette « polyphonie éditoriale » qui révèle les « corps de métiers » qui interviennent sur le texte, et qui sont la condition d’existence du livre.

À la suite de cette théorie, Brigitte Ouvry-Vial propose d’analyser les manières d’éditer dans L’acte éditorial : vers une théorie du geste (, ) (). L’acte éditorial : vers une théorie du geste. Communication & langages(154). 59–74. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4691 . Elle part du constat que l’acte éditorial n’est pas considéré dans les sciences humaines, plus particulièrement au vingtième et vingt-et-unième siècle et dans une perspective médiologique. À la suite des travaux de Gérard Genette sur le paratexte, elle pointe la nécessité de se concentrer sur les façons de faire : il y a livre s’il y a transmission, et non uniquement parce que cet objet est produit. Ce qui intéresse la chercheuse c’est l’édition comme processus, et plus spécifiquement comme processus de réception et de lecture.

Si l’on considère le livre comme le résultat d’un travail sur le texte et l’image dans lequel le support formel du livre imprimé, comme le texte lui-même, constituent une même séquence spatio-temporelle, éditer consiste en effet à proposer une lecture d’une œuvre écrite ou visuelle par le biais d’un arrangement conceptuel et formel (papier, format, caractères, mise en page mais aussi établissement du texte, présentation, traduction…) qui conditionne le sens et l’interprétation de l’écrit.

(Citation: , , pp. 72-73) (). L’acte éditorial : vers une théorie du geste. Communication & langages(154). 59–74. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4691

Notre recherche porte sur ce que nomme l’autrice « arrangement conceptuel et formel ». Brigitte Ouvry-Vial met en regard deux réceptions, celle de l’éditeur ou de l’éditrice, et celle du lecteur ou de la lectrice. La réception éditoriale est une lecture spécifique, faite dans l’objectif d’une « mise en livre » d’un texte. Il s’agit donc de comprendre les intentions de l’auteur ou l’autrice et de les traduire à travers la fabrication d’un objet éditorial. La réception du lecteur est une lecture qui n’a pas comme objectif la remédiation du texte — remédiation qui peut se traduire par la production d’un livre. À la suite de ces éléments elle définit l’acte éditorial comme les « pratiques culturelles et intellectuelles des éditeurs contemporains [et les] formes symboliques qui en découlent ». Brigitte Ouvry-Vial considère le terme d’acte comme trop général, elle y préfère le geste :

Le terme de geste désigne donc dans un premier temps le double acte de lecture et de mise en livre et par extension l’organisation dans le livre des conditions de réception de l’œuvre.

(Citation: , , p. 79) (). L’acte éditorial : vers une théorie du geste. Communication & langages(154). 59–74. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4691

La théorie du geste éditorial prolonge notamment celle d’Emmanuël Souchier. L’usage que fait Brigitte Ouvry-Vial du terme geste se justifie dans le développement de cette théorie, tournée vers ce double mouvement de réception et de transmission, ou d’« écriture » et d’« énonciation » comme le formule la chercheuse. D’un point de vue lexical le mot « geste » intègre une dimension de spontanéité, comme une épiphanie évanescente qui porte un acte sans le réaliser totalement. Pour dépasser cette acception du terme « geste » que nous donnons ici, Yves Citton explore longuement son ambiguïté dans Gestes d’humanités: anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (, ) (). Gestes d’humanités: anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques. Armand Colin. et plus particulièrement à travers plusieurs contradictions. L’une d’elle concerne l’écart entre feintise et accomplissement, et l’action qui est permise à travers la performance. Considérer la figure de l’éditeur plutôt que l’activité d’édition nourrit cette conception du geste éditorial, où la faisabilité est supérieure à la réalisation effective, où l’édition repose plus sur une reconnaissance antérieure que sur le travail technique sur un livre.

[…] il serait vain de vouloir distinguer trop rigidement entre les « gestes » mis en scène pour la galerie, « pour signifier », en visant des fins exhibitionnistes et manipulatrices, et les « actes » exécutés à des fins purement pratiques, sans égard envers l’existence ou l’inexistence de spectateurs.

(Citation: , , p. 35) (). Gestes d’humanités: anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques. Armand Colin.

Il s’agit ici de dépasser le geste pour définir l’édition comme un processus qui intègre des actions précises et multiples : lecture, structuration, correction, composition, fabrication, production, publication, etc. Nous conservons cette expression d’acte éditorial, car elle intègre la dimension technique propre à l’édition en tant que processus.

Définition Acte éditorial

Liste des conceptsL’expression d’acte éditorial permet de prendre en considération la question de l’action en tant qu’effet de l’édition sur le texte et qu’effet de l’objet créé sur le monde. Le terme d’acte correspond à une définition de l’édition comme processus et comme réalisation d’une intention. Le geste appelle une intention sans prendre en compte les conditions de réalisation de cette intention. Nous considérons que les figures tutélaires du livre ne suffisent pas à expliquer l’édition. Considérer l’édition comme un geste limite ce processus à une série de décisions ou à la mise en place d’un contrôle sur le texte, sans en expliquer les rouages, et donc sans décrire précisément l’édition en tant que dispositif. L’édition est ainsi un dispositif technique permettant la médiation d’un contenu à travers la réalisation d’un artefact.

#2.2.2. Un dispositif en action

L’édition est un processus technique, un acte qui est constitué par un dispositif.

Au sens technique, un dispositif est un ensemble d’objets qui sont disposés et articulés dans l’espace, qui vont donner lieu à un déroulement temporel, une exécution […]. Un dispositif est un assemblage de pièces dont la disposition assure le fonctionnement.

(Citation: , , pp. 219-220) (). Formes, concepts, matières : quels place et rôle pour le numérique et la technique. Dans Philizot, V. & Saint-Loubert Bié, J. (dir.), Technique & design graphique: outils, médias, savoirs. (pp. 204–229). Éditions B42.

Pourquoi dispositif et non simplement processus ? Le terme de dispositif, bien que polysémique, précise qu’il s’agit d’un agencement d’éléments, et que cet agencement a pour objectif la réalisation d’une action. Le terme de processus définit quant à lui une suite d’étapes qui se suivent les unes après les autres, liées entre elles par une temporalité ou une suite logique, dont l’ensemble crée une cohérence. Le processus n’explicite pas l’organisation des phases, les fonctions induites, ou le but de ces dernières. Dispositif apporte ces deux dimensions : une combinaison d’éléments qui ne relèvent pas seulement de la succession, et le but prédéfini d’une action et de ses étapes.

Dans l’ingénierie, le dispositif (device) désigne souvent le composant d’un système, strictement lié à une fonction, alors que dans l’analyse sociale des pratiques de communication, cette dimension technique est comprise dans le sens plus large d’une mise en ordre des signes, des relations et des pouvoirs.

(Citation: , , p. 51) (). Dispositif. Dans La société de l'information: glossaire critique. (pp. 50–51). Documentation française.

Le terme de dispositif est complexe, car il porte plusieurs sens et qu’il provoque une curiosité et une recherche du fonctionnement des choses. Son sens philosophique engendre de nombreux positionnements théoriques et plus particulièrement dans le champ des sciences de l’information. Une définition issue des travaux de Michel Foucault (, ) (). Surveiller et punir: naissance de la prison. Gallimard. est centrée sur la relation de pouvoir qui permet au dit et au non-dit de constituer le dispositif. Nous nous intéressons ici au dispositif en tant qu’agencement de méthodes et d’éléments techniques opéré par une personne dans l’objectif de réaliser une action spécifique. La machine joue un rôle de catalyseur dans le dispositif, elle permet de le penser, de le formuler de façon univoque par l’entremise de l’organisation précise de briques technologiques.

À ce point de notre réflexion nous nous interrogeons sur l’effet du dispositif sur la personne qui l’utilise. Dans les pratiques métiers de l’édition nous constatons une forme d’assujettissement : les logiciels habituellement utilisés forment un dispositif dont dépendent les personnes qui l’utilisent. Une modification dans le fonctionnement d’un logiciel comme InDesign provoque une adaptation nécessaire des personnes qui y recourent. La complexité du logiciel, et surtout le fait qu’il soit particulièrement difficile de le modifier — et même illégal, en effet la licence propriétaire comporte notamment cette interdiction — empêche le fonctionnement inverse : l’adaptation de l’outil aux besoins des personnesNous devons tout de même préciser qu’il est possible d’ajouter une couche logicielle par l’entremise de scripts dans InDesign, mais ces scripts sont sujets à l’obsolescence en raison de l’évolution du logiciel même..

En plus d’être un acte en tant qu’action sur les textes — et un acte en tant que les livres ont eux-mêmes une action sur le monde —, l’édition est un dispositif en cela qu’il agit sur les personnes qui l’utilisent. Les outils techniques et leur agencement ne sont pas neutres, ils ont une influence sur la façon de penser et d’éditer un texte. Prenons un exemple : l’affichage sous forme de pages que proposent habituellement les traitements de texte ne permet pas d’appréhender une édition numérique. Le fait que le texte soit reconfigurable avec le format EPUB, ou qu’il soit déroulable tel un rouleau ou volumen avec une page web, n’est en effet pas une dimension visible par la personne qui édite ou compose un texte sur un traitement de texte. Autre exemple : Google Doc est un traitement de texte avec des options similaires, quoi que plus réduites, à des logiciels comme LibreOffice Writer ou Microsoft Word. Ce n’est pas un outil sémantique, la qualification des différents types de texte n’est pas mise en avant, comme les niveaux de titre (titre principal, sous-titres, etc.), c’est le rendu graphique de ces éléments qui prime. La dimension architextuelle (, ) (). Introduction à l’architexte. Éditions du Seuil. d’un document est accessoire lorsqu’un texte est édité avec un tel outil.

L’édition est un dispositif, ses conditions matérielles (ici des logiciels) nous amènent aussi à envisager qu’elles engendrent une pensée dispositive. Ces dispositifs n’existent que parce que nous les considérons, et ainsi affirmer la limitation de certains logiciels n’est valable que par le positionnement que nous adoptons par rapport à ces outils.

[…] les dispositifs matériels d’édition ne sont pas seulement des formes d’incarnation d’une pensée abstraite, mais plutôt l’expression et la réalisation de cette même pensée. Comme le suggère Louise Merzeau, on pourrait recourir au mot « dispositif » comme un adjectif et parler dans ce sens d’une « pensée dispositive », c’est-à-dire d’une pensée qui émerge à travers et par un ensemble précis de conditions matérielles et contextuelles.

(Citation: , , p. 19) (). Une pensée dispositive. Dans Alessi, R. & Vitali-Rosati, M. (dir.), Les éditions critiques numériques : entre tradition et changement de paradigme. (pp. 11–27). Les Presses de l’Université de Montréal.

Ainsi, les choix techniques opérés par certaines structures d’édition sont dictés par une intention autre que celle des logiciels eux-mêmes. Dans l’étude de cas qui suitVoir 2.3. Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale, la structure d’édition compose son dispositif : ce ne sont pas des logiciels imposés de fait mais un choix raisonné et décidé avec une nécessité autre que la commodité ou l’efficacité. De cet agencement survient une pensée dispositive qui influence à son tour la modélisation du sens à travers des choix techniques.

Il y a donc plusieurs dispositions. Il y a un dispositif imposé par des outils extérieurs ou des choix internes, mais aussi et surtout un processus dispositif dont la composition dépend des contraintes matérielles et des décisions des personnes qui opèrent cet ensemble, tout en considérant l’influence qu’à ce processus sur les nouveaux choix. Cette réflexivité, ce mouvement circulaire qui va des contingences matérielles vers les individus et inversement, est constitutif de ce que nous nommons fabrique, concept développé par la suiteVoir 5.4. La fabrique : éditer des fabriques et fabriquer des éditions. Une fabrique qui permet l’action.

#2.2.3. Éditer = agir

Définition Dispositif éditorial

Liste des conceptsUn dispositif éditorial consiste en l’agencement de processus techniques en vue de produire un ou des artefacts, dans l’objectif de transmettre un texte. Il s’agit d’un dispositif parce que c’est une suite d’opérations liées et organisées dans un but précis, et que cette organisation technique est autant l’objet de décisions qui opèrent par des contingences matérielles, que le sujet qui génère des modélisations porteuses de sens.

L’édition comprend une dimension politique d’abord parce que des textes — ou plus généralement des contenus — sont transmis. Une parole, une idée ou un discours est donc rendu public, et leur réception crée des effets. L’édition transmet un message, du livre de littérature jeunesse à l’essai, l’ouvrage promeut toujours un propos, et il peut aussi être ancré dans un mouvement intellectuel. L’édition est un dispositif, et cette question du dispositif implique également une dimension politique. Toute tentative de s’extraire de cette double dimension politique — contenu et dispositif —, et donc de promouvoir une démarche apolitique, est politique. Le message, ses conditions de transmission et sa réception : ces trois éléments ont des effets dans notre environnement, et peuvent provoquer des bouleversements importants — du Prince de Nicholas Machiavel (, ) (). Le travail de l’oeuvre Machiavel. Gallimard. au plus récent L’insurrection qui vient du Comité invisible publié par La Fabrique (, ) (). Des mots dangereux. Que peut une parole insurrectionnelle ? Lignes, 29(2). 95–103. https://doi.org/10.3917/lignes.029.0095 , pour donner deux exemples paradoxaux. L’édition exerce un pouvoir politique.

En tant que pouvoir politique, l’édition est une action sur le monde. Cette question de l’action est centrale dans la construction que nous donnons du concept d’édition. Nous nous concentrons plus particulièrement sur les conditions d’émergence des artefacts éditoriaux, et donc de la façon dont sont fabriqués et produits des livres. Les dispositifs habituels, basés sur des traitements de texte ou des logiciels de publication assistée par ordinateur, laissent peu de possibilités en termes d’adaptabilité, comme dit plus haut. Par ailleurs, ces logiciels sont pour la plupart propriétaires et conçus par des entreprises qui n’ont pas toujours de lien avec les métiers de l’édition ou de connaissance profonde du livre. Même quand il s’agit de logiciels libres — promus comme alternative comme c’est le cas avec Scribus face à InDesign —, ces interfaces graphiques ne permettent pas toujours d’accéder aux fonctionnalités attendues. Ou plutôt les interfaces graphiques guident les personnes qui l’utilisent à tel point qu’elles ne peuvent faire que ce qu’elles sont invitées à faire. Des détournements sont toujours possibles, mais ceux-ci impliquent une littératie difficile à acquérir par l’usage de ces interfaces WYSIWYGWhat You See Is What You Get, ou ce que vous voyez est ce que vous obtenez. faites de boutons. À aucun moment la personne qui utilise ces logiciels n’est invitée à comprendre le fonctionnement inhérent, le processus éditorial étant même parfois effacé par l’entretien d’une confusion entre la sémantique du texte et sa représentation graphique. Difficile alors de conserver une dimension politique dans le faire — et donc aussi dans l’action sur le monde — quand les outils sont si fermés.

Cette question de l’action exercée avec des logiciels fait l’objet d’un article de Silvio Lorusso, intitulé « Liquider l’utilisateur » (, ) (). Liquider l’utilisateur. Tèque(1). 10–57. https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010 Originellement titré « The User Condition: Computer Agency and Behavior » dans sa première version en anglais.. L’objet de ce texte est de questionner la façon dont l’informatique a évolué et évolue, ainsi que nos usages, pour nous permettre, ou non, d’agir. À partir d’une distinction entre trois types d’activités, distinction empruntée à la philosophe Hannah Arendt, Silvio Lorusso analyse les interfaces informatiques et nos usages de celles-ci. Le labeur, le travail et l’action sont trois catégories qui peuvent être résumées ainsi : le labeur consiste à faire quelque chose de périssable ; le travail permet de produire des choses durables ; et enfin l’action déclenche des changements. En appliquant ces trois types d’activités au numérique, et à partir de plusieurs exemples — notamment le glissement vers des dispositifs informatiques toujours plus intuitifs mais fermés comme le téléphone intelligent —, il aboutit au constat que nous n’utilisons ces interfaces que comme « véhicule », nous n’avons plus la possibilité d’agir.

En résumé, je propose de définir l’agentivité comme la capacité d’agir, qui est elle-même la capacité d’interrompre un comportement.

(Citation: , , p. 16) (). Liquider l’utilisateur. Tèque(1). 10–57. https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010

Pour Silvio Lorusso les logiciels et les plateformes laissent de moins en moins de possibilités pour agir, donc pour exercer une action qui contient en soi de l’imprévisible, ou qui offre une certaine liberté d’action ou de non action — en tant que celle-ci dépasse un encadrement strict des manipulations par la personne qui l’utilise. L’auteur de ce long texte fait mention des travaux d’Alan Kay et Adele Goldberg dans les années 1970 autour du développement de l’informatique personnelle avec le projet « Personal Dynamic Media » ( & , ) & (). Personal Dynamic Media. Computer, 10(3). https://doi.org/10.1109/C-M.1977.217672 , sur lequel nous revenons plus longuement dans le cinquième chapitre de cette thèseVoir 5.2. Contre le logiciel : pour des processus décomposés et ouverts. Silvio Lorusso, en plus de promouvoir des initiatives technologiques qui permettent de conserver une large liberté d’usage, propose de repenser notre relation à l’informatique en tant que pratique créatrice :

Nous n’écrivons le médium informatique que lorsque nous ne générons pas simplement du contenu, mais des outils.

(Citation: , , p. 26) (). Liquider l’utilisateur. Tèque(1). 10–57. https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010

Plusieurs antagonismes sont ici proposés, notamment entre deux praticités : l’autonome qui laisse visibles les paramètres permettant le choix par l’utilisateur, et l’hétéronome qui au contraire forme une boîte noire. L’exemple du flux RSS et du fil Twitter illustre bien cela : d’un côté la maîtrise totale pour diffuser et recevoir des informations depuis un site web (quel qu’il soit), autant en termes de création, de sélection ou de classement ; de l’autre des règles obscures avec un affichage qui dépend de paramètres en grande partie inconnus, sans possibilité de les modifier. L’impraticité est une série de comportements anticipés, il s’agit d’un « savoir-faire » automatisé. Pour Silvio Lorusso la littératie doit reposer sur le fait de comprendre comment les choses fonctionnent pour pouvoir automatiser ce qui peut l’être.

L’édition est un acte en tant qu’il peut permettre une action, une agentivité ou une praticité au sens de Silvio Lorusso. L’étude de cas qui suit illustre concrètement une telle pratique d’édition : le choix et la maîtrise des outils d’édition amènent à repenser plusieurs éléments dont les artefacts produits, mais aussi la publication desdits outils.

3.

#2.3. Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale
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Source : https://src.quaternum.net/t/tree/main/item/content/p/02/02-03.md

L’édition est une activité, un acte et un processus dispositif, mais comment cela se traduit-il dans un projet éditorial précis ? Après quelques exemples abordés dans les deux sections précédentes, nous dédions cette étude de cas à une structure d’édition, et plus précisément à un livre et à une série d’outils mis en place pour le fabriquer. Abrüpt se démarque de manière forte dans le paysage éditorial en général, et dans l’espace francophone et européen en particulier. Les livres — et les antilivres — d’Abrüpt révèlent une autre manière de faire de l’édition, que nous étudions désormais afin de confirmer plusieurs des hypothèses présentées jusqu’ici dans ce chapitre, et plus spécifiquement la dimension d’acte de l’activité éditoriale. Cette étude de cas vise à prouver que certaines initiatives, comme celle d’Abrüpt, imposent un nouveau paradigme, celui de publier conjointement des livres sous différentes formes et les outils qui permettent de les fabriquer. Des livres et des dispositifs — les fabriques — de cette maison d’édition sont ici présentés en détail.

Un chapitre d’un ouvrage collectif dirigé par Pascal Mougin — Littérature et design — est en cours de parution (, ) (). L’antilivre dynamique des éditions Abrüpt : la littérature insaisissable. Dans Mougin, P. (dir.), Littérature et design. Visualités et visualisations du texte en régime numérique. (pp. 99–110). Presses du réel (À paraître). , dans lequel nous analysons trois livres et antilivres d’Abrüpt, dont L’incendie est clos d’Otto Borg dont il est question ici. L’objectif de cette étude de cas consiste plutôt à décrire la structure d’édition en tant qu’elle met en place des dispositifs pour expérimenter l’édition et la littérature.

#2.3.1. Présentation d’une maison d’édition à la marge

Le travail éditorial d’Abrüpt ne peut se résumer à une présentation formelle, tant les productions diverses et multiples de cette structure sont originales et non conventionnelles. Abrüpt est une maison d’édition suisse basée sur les Internets, c’est ainsi qu’elle se définit sur son site web :

À la recherche de cette altération, notre situation demeure les Internets, là où le déracinement réticulaire entretient la virtualité de nos dérives.

(Citation: , ) (). Organisation. Consulté à l’adresse https://abrupt.cc/organisation/

Elle a ceci de particulier qu’elle propose un catalogue original, des ouvrages aux formats singuliers mais aussi des objets critiques ou littéraires comme, notamment, des manifestes, qui les accompagnent. Les livres qui composent le catalogue sont des essais, des pamphlets ou des créations littéraires. Autant des rééditions que des œuvres inédites. Entre le printemps 2018 et l’automne 2023 ce sont 51 livres qui ont été publiés, de L’Espagnole de Simone Weil (un recueil de textes autour de la guerre d’Espagne) à Fournais de Pierre-Aurélien Delabre (un objet non identifié qui rassemble des fragments littéraires de tons et de formes diverses) en passant par Mémoire vive de Pierre Ménard (une « suite d’épiphanies » comme le présente Abrüpt) ou Enfer.txt (une révision performatrice du texte d’Arthur Rimbaud, Une saison en enfer) issu du collectif éphémère ZAP. La littérature est au centre de cette maison d’édition, et les formes ou formats sont multiples et complémentaires : des livres imprimés (et référencés dans les bases de données des librairies) ou imprimables (à construire soi-même depuis le site web de la maison), des livres numériques, des fichiers téléchargeables, des sites web comme des livres web (, ) (). Le livre web comme objet d’édition ? Dans Catoir-Brisson, M. & Vial, S. (dir.), Design et innovation dans la chaîne du livre. (pp. 141–158). PUF. , ou encore des fichiers sources versionnés. Ces artefacts sont commercialisés ou mis à disposition librement — tant dans l’accès que dans la réutilisation.

En plus du format imprimé vendu sur son site webhttps://abrupt.cc et en librairie, et du format EPUB commercialisé sur les plateformes habituelles, Abrüpt propose des « antilivres ». Il s’agit de versions librement accessibles comme les formats numériques téléchargeables, mais le livre imprimé lui-même est également nommé ainsi. La maison d’édition définit elle-même le terme d’antilivre dans un long manifeste dont voici un extrait :

L’antilivre est une métamorphose, est son désordre, est l’affirmation d’une littérature des courts-circuits, de sa circulation joyeuse, contre l’époque, contre le livre et sa grammaire, contre sa chaîne et ses ronronnements, pour un futur des altérations, pour une information libre et réticulaire, pour une multitude éclairée par celle-ci.

(Citation: , ) (). Antilivre. Consulté à l’adresse https://www.antilivre.org/

Abrüpt se positionne en opposition à un écosystème établi, en tant qu’électron libre parmi d’autres. Pour préciser ces questions de formes, de formats et d’accès qui sont au cœur de la pratique éditoriale d’Abrüpt, prenons l’exemple d’un livre, L’incendie est clos d’Otto Borg. Il s’agit du troisième livre d’Abrüpt, publié en juin 2018. Comme la majorité des titres du catalogue de l’éditeur, l’ouvrage est proposé dans une version imprimée et dans plusieurs versions numériques. L’objet papier est issu d’une impression à la demande, procédé déjà évoquéVoir 1.1. Le livre : fonctions, concept et modes de production qui allège la maison d’édition en termes d’investissement financier et de gestion des stocks. Abrüpt utilise les outils de fabrication, de production et de diffusion de notre époque, ce qui inclut ce mode d’impression. Nous ne savons rien sur l’auteur de L’incendie est clos, Otto Borg, à part deux textes publiés chez Abrüpt et quelques brèves lignes sur le site web de l’éditeur. L’incendie est clos est un livre qui s’apparente à de la poésie politique. Chaque page est constituée d’une ou de quelques phrases cinglantes, qui donnent à voir une situation sociale. Cette peinture est froide et sans détour, souvent grinçante et impitoyable. Lire L’incendie est clos d’une traite laisse un goût amer dans la bouche, le lecteur est pris à partie en tant que témoin de notre monde.

Dans le silence de la salle de bain ou dans le garage du pavillon résidentiel, quelques manifestants contre la réforme du droit du travail se sont saisis par le col, seuls par le col à l’aide d’un tuyau dans le silence de la salle de bain ou dans le garage du pavillon résidentiel.

(Citation: , , p. 44) (). L’incendie est clos. Abrüpt.

Avec l’ouvrage imprimé et le fichier PDF mis en accès libre vient un antivilivre dit dynamiquehttps://www.antilivre.org/lincendie-est-clos/. Il s’agit d’une page web, fond noir, avec quatre actions représentées par quatre boutons : « bouscule », « détruis », « dénonce » et « pollue ». Le texte est là mais caché sous les pixels noirs, il se révèle en frottant l’écran. Le lecteur ou la lectrice doit donc agir pour lire. Il est déjà possible de faire un rapprochement entre ces actions de lecture et le contenu des fragments, le lecteur dévoile le texte tout comme le texte dévoile une réalité sociale. L’action « bouscule » permet de passer au fragment suivant sans que l’écran ne soit à nouveau noirci, c’est l’action « détruis » qui réinitialise la disparition des lettres. « dénonce » est un colophon très synthétique accompagné d’une seconde injonction : « P.S. Dessine sur l’écran noir (et sur les murs de nos villes). » Enfin, « pollue » déclenche une capture d’écran. Le qualificatif de « dynamique » sied bien à ce livre numérique, puisqu’une action déclenche un résultat. La page n’est pas statique, elle est le résultat de modifications provoquées par les personnes qui le lisent. Cette dimension donne à cet artefact un lien fort avec son contenu.

Figure 2.. Capture d’écran de l’antilivre dynamique L’incendie est clos d’Otto Borg (extrait 1)

L’examen du code source de cette page web nous amène à une observation importante : tout est compris dans un seul fichier. Une page web fait souvent appel à plusieurs ressources placées dans plusieurs fichiers, comme une feuille de style, des polices typographiques, des images ou des scripts. Ici tout est réuni dans un seul fichier HTML, et c’est suffisamment rare pour être souligné. Cette démarche, que certaines personnes qualifieront de low-tech (, ) (). Disnovation: Archéologie de quelques dispositifs médiactivistes low tech. Techniques & Culture. Revue semestrielle d’anthropologie des techniques(67). 280–285. https://doi.org/10.4000/tc.8535 , est même à contre-courant des usages actuels. En effet, l’immense majorité des sites web ont recours à des ressources externes à la page web, mais qui peuvent être hébergées sur le même espace ou serveur, et même très souvent à des ressources extérieures provenant d’autres serveurs. Les polices typographiques proposées par Google en tant que service est un exemple parmi d’autres. Il y a un effort de concision dans la conception de cet antilivre dynamique, les quelques lignes de HTML se suffisent à elles-mêmes.

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce choix technique, la principale étant sans doute la portabilité. Un seul fichier signifie que ce livre peut être transporté facilement, contrairement à un site web classique qu’il faut encapsuler – c’est-à-dire que les différents fichiers sont rassemblés et déclarés dans un système d’archivage, c’est d’ailleurs la fonction du format de livre numérique EPUB. La maison d’édition elle-même fait ce constat (, ) (). Idées de prospective éditoriale. Consulté à l’adresse https://mamot.fr/@cestabrupt/101465668377263368 . Il y a ici une adéquation entre la démarche de l’éditeur – « Nous nous organisons autour de textes qui s’agitent et se révoltent, s’altèrent en antilivres, s’échouent en partage » (, ) (). Abrüpt. Consulté à l’adresse https://abrupt.cc/ – et l’implémentation technique adoptée.

Figure 2.. Capture d’écran de l’antilivre dynamique L’incendie est clos d’Otto Borg (extrait 2)

L’antilivre dynamique L’incendie est clos d’Otto Borg est le premier de la maison d’édition, c’est son coup d’envoi, un dispositif de dévoilement (, ) (). La littérature informatique, un art du dispositif. Dans Queyraud, F. (dir.), Connaître et valoriser la création littéraire numérique en bibliothèque. (pp. 28–39). Presses de l’Enssib. , une interface génératrice d’images. Cet antilivre est un environnement dynamique sans compromis, qui propose un nouvel espace de lecture et d’écriture qui n’est pas une duplication de l’imprimé :

Writing, even writing on a computer screen, is a material practice, and it becomes difficult for a culture to decide where thinking ends and the materiality of writing begins, where the mind ends and the writing space begins. With any technique of writing–on stone or clay, on papyrus or paper, and on the computer screen–the writer may come to regard the mind itself as a writing space.

(Citation: , , p. 13) (). Writing space: computers, hypertext, and the remediation of print (2nd ed.). Lawrence Erlbaum Associates.

Abrüpt s’empare du numérique pour faire de cette écriture matérielle, habituellement traduite dans un livre imprimé, un artefact avec de nouvelles dispositions de lecture. Abrüpt adopte les potentialités du numérique en fabriquant des formes riches et en produisant des formats qui ne sont pas la copie de ce qu’est un livre imprimé. Pour parvenir à cela la maison d’édition a mis en place un environnement d’édition particulier. Elle investit, plus qu’elle fait usage, des moyens informatiques.

#2.3.2. Des livres produits autrement

Abrüpt est une maison d’édition inattendue tant par le catalogue et ses formes inédites que par le recours à des outils imprévus dans le domaine de l’édition littéraire. Le caractère insaisissable définit en effet les livres d’Abrüpt et plus particulièrement les antilivres dynamiques — des sites web tous différents —, ce sont des formes diverses et réinventées. En plus de l’intérêt que peuvent revêtir les artefacts eux-mêmes comme avec l’antilivre présenté ci-dessus, Abrüpt est un cas original (et radical) aussi dans la manière dont ils sont produits. À travers les antilivres ce sont les pratiques d’édition qui sont interrogées, il ne s’agit pas que d’une nouvelle modalité de diffusion ou de lecture.

Malgré l’utilisation majoritaire de logiciels d’édition comme InDesign — logiciels propriétaires et disposant d’une interface graphique — dans les métiers du livre, Abrüpt fait un pas de côté. Abrüpt fait irruption dans un environnement numérique, avec à sa disposition de nombreux outils. Le format et l’outil au centre de ses pratiques sont le format texte (, ) (). Format texte. arthurperret.fr/. Consulté à l’adresse https://www.arthurperret.fr/cours/format-texte.html et le convertisseur Pandoc (, ) (). An overview of Pandoc. TUGboat, 35(1). 44–50. — dont il est question plus longuement par la suiteVoir 4.2. Les conditions de la sémantique : format texte et balisage. Le format texte, « un fichier qui ne contient que des caractères », permet de baliser sémantiquement les textes qui sont convertis en de multiples formats de sortie grâce à Pandoc. Le logiciel Pandoc, utilisé en ligne de commande, a été initialement créé par un universitaire, John McFarlane, pour des usages d’édition académiqueVoir 4.3. Le langage de balisage léger Markdown : entre interopérabilité et compromis. Il ne s’agit pas d’un logiciel commercialisé par une entreprise privée à but lucratif, mais d’un programme pensé, développé et maintenu par un chercheur en philosophie. Pandoc permet de passer d’un format balisé à un autre, en appliquant des modèles de données comme des templates HTML ou LaTeX. L’objectif est de pouvoir travailler le texte dans des fichiers facilement lisibles mais disposant néanmoins de commandes adressées à des programmes informatiques. D’autres logiciels ou programmes informatiques sont utilisés par Abrüpt, comme Make pour formaliser les commandes appliquées, ou LaTeX pour une post-conversion afin d’obtenir un format PDF — utile notamment pour l’impression. Il est possible de deviner les modes de fabrication des livres de cette maison d’édition sur les dépôts de chacun d’eux. Par exemple le dépôt de L’incendie est clos (, ) (). L’incendie est clos. Consulté à l’adresse https://gitlab.com/cestabrupt/borg-otto-lincendie-est-clos révèle les sources (et un peu la méthode) de fabrication du livre. Des fichiers aux formats Markdown (.md), LaTeX (.tex), JSON (.json) ou HTML (.html) contiennent le texte original du livre, tandis que quelques feuilles de styles regroupent des éléments de mise en page. Le choix des formats lui-même donne des indications, aussi dans ces fichiers subsistent quelques commentaires, entre les lignes de code, pour orienter leur utilisation.

C’est du côté du Gabarit Abrüpt (, ) (). Gabarit Abrüpt. Consulté à l’adresse https://gitlab.com/cestabrupt/gabarit-abrupt qu’il faut se tourner pour disposer de plus d’informations sur la méthode. Dans la description du dépôt regroupant les éléments de ce gabarit, de nombreux détails sont donnés sur son fonctionnement. Des instructions sont clairement énoncées sur le fonctionnement général et sur l’adaptation à d’autres usages. Un effort important est donc placé ici pour la présentation de cet outillage et pour le partage de propositions de modélisation du texte. Cette modélisation porte deux grands principes. Le premier est la distinction entre la source des contenus (un ou plusieurs fichiers au format balisé Markdown), les modèles (ici le gabarit), des formats pivots (comme LaTeX, pont nécessaire entre le format initial Markdown et le résultat final PDF) et des artefacts dans différents formats (comme HTML pour l’antilivre dynamique, le PDF ou l’EPUB). Ce principe permet de séparer ce qui concerne le travail sur le texte et les artefacts issus de l’édition via une modélisation des objectifs éditoriaux. Ces énonciations (, ) (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137 , qui sont autant d’instructions formulées par des humains pour des machines dans ce qui constitue un acte éditorial, sont lisibles dans les fichiers au format texte. Le second principe est celui du single source publishing ou publication multi-formats à partir d’une source uniqueVoir 4.4. Le single source publishing comme acte éditorial sémantique. Il s’agit de ne disposer que d’une seule source pour produire plusieurs formats de sortie, cela est possible grâce à la séparation entre contenus et modèles.

Abrüpt apporte un soin notable pour expliquer sa démarche et la rendre accessible. Cette démarche transparaît à travers d’autres éléments que la mise à disposition des sources des livres ou de leurs outils de fabrication. Les plus remarquables sont des manifestes. Il y a le manifeste des antilivres déjà évoqué, mais aussi un texte sur le site web d’Abrüpthttps://abrupt.cc/manifestes/, et indiqué comme « Manifeste(s) (au pluriel) ». Ce texte est une suite de fragments présenté sur une page web, fragments dont la disposition est modifiable.

Figure 2.. Capture d’écran de la page web « Manifeste » du site web d’Abrüpt

Le pluriel convient à ce texte qui peut donc être agencé de très multiples façons, en effet les quatre-vingt-dix-neuf fragments qui le composent peuvent être disposés dans un nombre important de possibilités. Soit en déplaçant chaque phrase, soit en cliquant sur le texte « (au pluriel) » qui propose une disposition aléatoire. La forme même du manifeste — ou des manifestes — est une remise en cause des formats habituels. Le texte se recompose en impliquant les personnes qui le lisent. Le manifeste est ici lié aux outils qui le produisent, tant sa forme plurielle n’est possible que par l’usage du langage de balisage HTML et du langage de programmation JavaScript. En mettant en scène ainsi ses intentions, Abrüpt affirme un acte plus qu’un geste, en impliquant aussi les lectrices et les lecteurs dans cette action.

#2.3.3. Un non-geste éditorial et des actes éditoriaux

Comme nous l’avons vuVoir 2.1. Évolution de l’édition via l’apport de la théorie de l’acte éditorial de Brigitte Ouvry-Vial (, ) (). L’acte éditorial : vers une théorie du geste. Communication & langages(154). 59–74. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4691 , le terme « geste » est ambigu. Le geste suppose une part d’inspiration extérieure qui échappe à l’activité d’édition qui est pourtant technique. Dans notre approche de l’édition le geste éditorial n’existe pas, car il sous-entend que la présupposée inspiration dépasse les rouages techniques nécessaires à la réalisation du travail sur un texte. L’édition ne dépend pas d’autre chose que des actes des différentes personnes et outils impliqués dans cette activité, la technique n’est pas qu’une partie de l’édition, elle la constitue. L’édition est un acte, il s’agit d’un processus clairement défini, quand bien même les formes qu’il porte ou qu’il produit sont, elles, génératrices de confusion ou d’ambiguïté. La démarche d’Abrüpt est une vigoureuse affirmation de ce positionnement : l’activité d’édition n’est pas un geste, car elle requiert un ensemble de techniques précises, agrégées dans des technologies d’édition.

Ces technologies d’édition sont étudiées dans leurs différentes expressions, nous nous intéressons ici plus particulièrement aux technologies d’édition dites numériques. Julie Blanc et Lucile Haute ont établi un panorama de ces technologies depuis le début des années 1960 jusqu’en 2018 ( & , ) & (). Technologies de l’édition numérique. Sciences du design, 8(2). 11–17. https://doi.org/10.3917/sdd.008.0011 . Que ce soit des formats, des programmes informatiques, des logiciels, des bibliothèques de code ou des plateformes, les deux chercheuses ont répertorié plusieurs centaines de technologies permettant de faire de l’édition avec le numérique ou l’informatique. Les logiciels, formats et programmes utilisés par Abrüpt apparaissent dans cette frise temporelle, comme autant de satellites assemblés en une constellation cohérente. La pile technique constituée par cette maison d’édition assume d’une part le choix du logiciel libre et d’autre part le refus de recourir à des outils industriels. Ce positionnement technologique est profondément politique, il est motivé par une volonté d’expérimenter librement et de constituer ainsi de nouveaux modèles épistémologiques.

Abrüpt joue sur plusieurs plans, à la fois sur le dévoilement des sources de ses livres, sur le positionnement sur de nombreux espaces et enfin sur l’autodéfinition de ses démarches. Le dévoilement des sources permet de structurer son travail d’édition, non pas uniquement autour des artefacts, mais aussi avec la matière dont ils sont faits. La maison d’édition a mis en place plusieurs sites web, mais est aussi présente sur des plateformes comme GitLab, YouTube, Twitter ou Mastodon pour diffuser le résultat de son travail d’édition. À travers les manifestes Abrüpt opère une autodéfinition, autodéfinition performative et parfois abscons mais néanmoins présente. Les nombreuses expressions d’Abrüpt forment un ou des actes, d’une beauté esthétique certaine et disposant d’une forte cohérence globale (titres, catalogues, formes/formats, codes, outils). Il s’agit d’une initiative d’édition avec et en numérique. Pour expliciter l’originalité de ce positionnement, nous devons désormais définir un concept clé ici : l’éditorialisation.

4.

#2.4. L’éditorialisation en jeu
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Source : https://src.quaternum.net/t/tree/main/item/content/p/02/02-04.md

Certaines pratiques d’édition participent à la construction d’un environnement, elles ne sont pas non uniquement la production d’artefacts qui portent des textes, comme nous l’avons vu avec AbrüptVoir 2.3. Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale ainsi qu’avec les Ateliers dans le chapitre précédentVoir 1.5. Les Ateliers de [sens public] : repenser le livre. La constitution de cet espace dépend des outils sollicités autant que des contenus qui l’habitent. Après une définition de l’édition, autant comme processus que comme action, nous prolongeons ces réflexions en prenant en considération cette question de l’environnement d’écriture et d’un espace de diffusion et de lecture.

Le positionnement éditorial d’Abrüpt dépasse le cadre du livre paginé ou en flux et participe au phénomène d’éditorialisation. Cette maison d’édition, fortement ancrée dans son époque numérique, est bien plus qu’une structure productrice de livres imprimés ou de livres numériques. L’éditorialisation est une notion, un concept, une théorie et une méthode, elle est « l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique et qui permettent à partir de cette constitution l’émergence du sens » (, , p. 10) (). Pour une théorie de l’éditorialisation. Humanités numériques(1). https://doi.org/10.4000/revuehn.371 , elle est un outil de compréhension d’une pratique d’édition en contexte numérique. Aborder l’éditorialisation, après une étude de l’édition, permet d’appréhender les pratiques d’édition à l’ère numérique, et de comprendre les phénomènes d’édition et leur institutionnalisation dans cet environnement.

Cette section dédiée à l’éditorialisation analyse le numérique en tant qu’espace et le rôle jouer par l’édition en termes de constitution de cet espace. Le troisième chapitre est plus particulièrement dédié au numérique, non pas en tant qu’environnement à habiter ou à construire, mais dans une perspective de modification des processus dispositifs et des modélisations épistémologiques qui les accompagnent.

#2.4.1. La nécessité du concept d’éditorialisation

Le terme éditorialisation, absent des dictionnaires, est l’action d’éditorialiser, ce verbe signifiant, en dehors de sa dimension journalistique, le fait de travailler un contenu textuel en vue de le transmettre et de le diffuser. Le mot est donc lié à l’acte d’édition, mais il a, pour le sens commun, un usage plus large. Ce terme est utilisé en sciences de l’information et de la communication pour répondre à des besoins épistémologiques, et plus particulièrement dans les pratiques documentaires ou les analyses du document. Nous nous concentrons ici sur le domaine de l’édition et de l’édition numérique en tant que processus, nous n’abordons pas les enjeux d’autorité néanmoins essentiels dans une perspective documentaire (, ) (). Éditorialisation et autorité: dispositifs info-communicationnels numériques. De Boeck supérieur. .

En 2007 Bruno Bachimont propose un usage de la notion d’éditorialisation pour définir des pratiques éditoriales propres au numérique. Se plaçant dans un contexte de gestion de contenus multimédias, et plus spécifiquement d’indexation, il part du constat que les technologies numériques obligent à reconsidérer la vieille opposition contenu/contenant :

[…] le numérique ouvre la perspective que la manipulation technique du contenant puisse avoir un lien direct et contrôlé avec le sens du contenu […].

(Citation: , , p. 3) (). Nouvelles tendances applicatives: de l’indexation à l’éditorialisation. Dans L'indexation multimédia description et recherche automatiques. (pp. 309–321). Hermès Science/Lavoisier.

Avec le numérique nous observons un passage de l’indexation pour la recherche d’information (typiquement via des moteurs de recherche ou des plateformes de contenus) à l’indexation pour la publication (avec la possibilité de réutiliser des ressources éclatées). En effet chaque document peut être fragmenté en autant de ressources qui sont ensuite recomposées en « forme reconstruite ». Pour paraphraser Bruno Bachimont, l’éditorialisation est ce processus d’écriture qui rassemble des ressources pour constituer une nouvelle publication. L’enjeu est alors de construire des outils permettant d’assister la manipulation des contenus pour générer de nouveaux documents, et ainsi faire acte d’édition.

Reconsidérer l’édition dans un contexte numérique, et par là même les activités de lecture et d’écriture, constitue une évolution importante — surtout dans le domaine de la publication scientifique (, , p. 110) (). Éditorialisation et autorité: dispositifs info-communicationnels numériques. De Boeck supérieur. sans pour autant s’y restreindre. Les structures d’édition s’emparent des possibilités du numérique pour envisager de nouvelles modalités de diffusion :

L’édition est un processus délimité dans le temps, l’auteur, l’éditeur et son équipe éditoriale travaillent selon un processus linéaire, la finalité étant la diffusion d’un contenu travaillé ensemble, mais qui restera figé et qui prendra date. Au contraire, l’éditorialisation est un processus ouvert, les lecteurs peuvent y participer, une fin n’est généralement pas déterminée puisque la vision d’un enrichissement permanent y est associée.

(Citation: , , p. 18) (). Edition et publication des contenus : regard transversal sur la transformation des modèles. Dans Calderan, L., Laurent, P., Lowinger, H. & Millet, J. (dir.), Publier, éditer, éditorialiser, nouveaux enjeux de la production numérique. (pp. 9–36). De Boeck Supérieur.

À ce stade, l’éditorialisation se distingue de l’usage commun du terme « éditorialiser ». Éditorialiser constitue une forme de médiation dont l’objectif est de transmettre plusieurs informations, pratique observée dans le journalisme notamment. L’éditorialisation, quant à elle, est une activité d’édition dans un environnement numérique, il s’agit d’agencer des contenus structurés, de recréer un sens nouveau à partir des contenus divers et variés, et cela nécessite un environnement et des outils spécifiques — typiquement, le Web.

À partir de 2009 le séminaire de Sens public se concentre sur cette question de l’éditorialisation, proposant de nombreuses conférences et des échanges multiples, donnant lieu par la suite à un certain nombre de travaux universitaires. La dimension collective mais aussi ouverte de cet espace permet l’émergence de questionnements et d’apports foisonnants, initiée par Gérard Wormser, Marcello Vitali-Rosati, Louise Merzeau, Nicolas Sauret, Marta Severo ou Evelyne Broudoux parmi d’autres personnes impliquées et de nombreuses personnes qui sont intervenues. À la suite de ces cycleshttps://seminaire.sens-public.org, intitulés « Nouvelles formes d’éditorialisation » puis « Écritures numériques et éditorialisation » et qui continuent jusqu’en 2019, Louise Merzeau propose en 2013 une approche différente de celle de Bruno Bachimont, mais néanmoins complémentaire (, ) (). Éditorialisation collaborative d’un événement. Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle(43). 105–122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4158 . Basée sur l’expérience d’un événement, elle prolonge la question de la constitution de nouveaux documents à partir du morcellement d’informations disponibles sous différentes formes et sur de multiples plateformes. Le contexte est celui des réseaux sociaux, et le domaine celui des pratiques de lecture et d’écriture, et d’édition. Comment, à partir de multiples fragments, est-il possible d’éditorialiser des formes lisibles de contenu, néanmoins mouvantes et éparpillées ? Considérant des formes multimodales transmédia, Louise Merzeau analyse les dynamiques à l’œuvre sur différentes plateformes d’échanges sociaux et de création de contenus. Louise Merzeau insiste notamment sur la dimension collective de l’éditorialisation :

D’un côté, le processus ininterrompu d’éditorialisation fait déborder les contenus de toute forme stabilisée en les redocumentant à la volée. De l’autre, il met en œuvre une production documentaire affranchie des logiques affinitaires au sein même d’un espace contributif.

(Citation: , , p. 116) (). Éditorialisation collaborative d’un événement. Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle(43). 105–122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4158

L’éditorialisation, en tant que pratique collective et potentiellement contributive, est une opportunité d’échapper aux tentatives de centralisation et de concentration des grandes entreprises du numérique comme Google ou Facebook. Une forme de réappropriation des contenus et de leur diffusion est possible avec l’éditorialisation, comme le précise Louise Merzeau :

Pensée comme synchronisation collective autour d’un événement et d’un questionnement, [cette activité éditoriale] a pour fonction de fournir des repères, des références, des normes (lexicales) et des règles d’intelligibilité.

(Citation: , , p. 113) (). Éditorialisation collaborative d’un événement. Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle(43). 105–122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4158

Sur cette question de la réappropriation et de la génération de nouveaux documents, Michael Sinatra et Marcello Vitali-Rosati font un constat similaire en 2014 dans Pratiques de l’édition numérique :

En ce sens, quand on parle d’édition numérique, on peut utiliser le mot « éditorialisation », qui met l’accent sur les dispositifs technologiques qui déterminent le contexte d’un contenu et son accessibilité. Éditer un contenu ne signifie pas seulement le choisir, le légitimer et le diffuser, mais aussi lui donner son sens propre en l’insérant dans un contexte technique précis, en le reliant à d’autres contenus, en le rendant visible grâce à son indexation, à son référencement, etc.

(Citation: & , , p. 9) Sinatra, M. & Vitali-Rosati, M. (dir.). (). Pratiques de l’édition numérique. Presses de l'Université de Montréal. Consulté à l’adresse http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/1-pratiques

L’édition, et plus particulièrement ici l’édition numérique, doit être comprise non plus seulement comme un processus de production d’artefacts, mais plus globalement comme un ensemble de dynamiques qui permettent la production de connaissance et la création de sens. Les travaux successifs de Bruno Bachimont, de Louise Merzeau, de Michael Sinatra, de Marcello Vitali-Rosati mais aussi de Nicolas Sauret (, ) (). De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines. Thèse de doctorat, Université de Montréal. Consulté à l’adresse https://these.nicolassauret.net , permettent de considérer des pratiques d’édition en contexte numérique avec ce concept d’éditorialisation.

Plus largement, les pratiques d’édition mais aussi de publication surgissent dans de nouveaux cadres, s’émancipant du rôle traditionnel de l’éditeur et de sa figure. Avec l’apparition d’outils de création et de production, mais aussi de plateformes de diffusion, l’amateur peut éditer (, ) (). Pourquoi faire livre à l’ancienne ? Des nouvelles formes d’auto-édition sur le web. Communication & langages, 207(1). 93–107. https://doi.org/10.3917/comla1.207.0093 . C’est la figure même de l’éditeur qui est peu à peu déconstruite à travers cette opportunité de faire exister des textes à moindres frais. Cela crée une forme d’horizontalité, plaçant les figures d’amateur et d’auteur (reconnu) sur un plan (économique) d’égalité. Cette reconfiguration est à la fois enthousiasmante pour les possibilités de création, et décevante pour la qualité des artefacts et leur condition de circulation, les textes sont en effet souvent enfermés dans les silos bien gardés d’entreprises privées. L’éditorialisation est ainsi une notion qui décrit un phénomène de recomposition dans l’environnement numérique, et un concept qui définit un phénomène d’édition en redéfinissant la constitution et la circulation des contenus.

#2.4.2. Vers une théorie de l’éditorialisation

Marcello Vitali-Rosati effectue des recherches sur l’éditorialisation depuis plusieurs années, partant des travaux de Bruno Bachimont et menant un travail personnel, singulier mais aussi collectif avec les séminaires Sens public puis Écritures numériques et éditorialisation déjà mentionnés. Pour illustrer cette démarche nous partons d’une première définition stable donnée en 2016 :

Selon la définition restreinte, l’éditorialisation désigne l’ensemble des appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées) et des pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) permettant de produire et d’organiser un contenu sur le web. En d’autres termes, l’éditorialisation est une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu dans un environnement numérique. On pourrait dire, en ce sens, que l’éditorialisation est ce que devient l’édition sous l’influence des technologies numériques.

(Citation: , ) (). Qu’est-ce que l’éditorialisation ? Sens Public(2016). Consulté à l’adresse http://www.sens-public.org/article1184.html

Marcello Vitali-Rosati propose ici une synthèse du concept d’éditorialisation, mais aussi un apport nouveau par rapport aux éléments déjà présentés. L’affirmation selon laquelle l’éditorialisation est, en contexte numérique, le devenir de l’édition, est, en particulier, stimulante. Stimulante car plutôt que de considérer qu’il y a un nouveau domaine à étudier, il s’agit d’observer et d’analyser une évolution de l’édition. Plutôt qu’une recherche détachée, c’est un parcours qui vise à définir l’édition telle qu’elle est aujourd’hui. Nous vivons désormais dans un environnement façonné par le numérique, quel que soit notre rapport ou notre usage de celui-ci. Par ailleurs, Marcello Vitali-Rosati, dans cette acception proposée en 2016, précise qu’il s’agit de « dynamiques » qui sont à l’origine d’une production et d’une structuration de l’« espace numérique ». Il est question de produire et de structurer, c’est-à-dire autant engendrer ou faire exister, que donner une forme ou à un agencement à cette création. Internet et le Web sont clairement concernés et à l’origine de ce double phénomène de production et de structuration, du fait de l’utilisation d’un certain nombre de protocoles (permettant la communication) et de standards (facilitant la structuration).

Marcello Vitali-Rosati définit trois aspects fondamentaux de l’éditorialisation (, ) (). Éditorialisation. Dans Rouet, G. (dir.), 100 notions. Management et numérique. (pp. 102–104). Les éditions de l'immatériel.  : un aspect technologique qui concerne les rouages techniques depuis les serveurs jusqu’aux plateformes en passant par les protocoles et les formats, ces technologies sont constitutives de notre environnement (numérique) ; un aspect culturel qui influence le développement des technologies (et inversement) ; et enfin un aspect pratique qui permet de prendre en compte la dimension créative des actions qui ne se limitent pas à un usage. Distinguer ces trois aspects permet de faire une analyse théorique de l’éditorialisation.

À la suite de ses travaux de recherche successifs jusqu’en 2020, Marcello Vitali-Rosati propose une théorie de l’éditorialisation :

L’éditorialisation est l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique et qui permettent, à partir de cette constitution, l’émergence du sens. Ces dynamiques sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…).

(Citation: , ) (). Pour une théorie de l’éditorialisation. Humanités numériques(1). https://doi.org/10.4000/revuehn.371

Marcello Vitali-Rosati se place autant dans une perspective d’étude littéraire, une recherche en sciences de l’information qu’une théorie philosophique. Cette théorie nous donne des pistes pour construire notre monde, mais aussi pour le comprendre. Marcello Vitali-Rosati nous propose « une véritable philosophie à l’époque du numérique » :

Parce qu’elle en souligne la structure, l’éditorialisation nous donne la possibilité de comprendre l’espace numérique et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources d’autorité.

(Citation: , ) (). Pour une théorie de l’éditorialisation. Humanités numériques(1). https://doi.org/10.4000/revuehn.371

Ces travaux aboutissent en 2021 à une théorie philosophique qui dépasse largement l’éditorialisation, mais qui, pourtant, part de ce point :

Dans le cadre de l’éditorialisation, si nous ne pouvons pas savoir si Michael Sinatra existe quand nous ne le voyons pas, nous pouvons par contre savoir qu’il y a des dynamiques qui le médient de façon continue indépendamment de nous – et donc qu’il existe en tant que médié techniquement, en tant que pensé par quelque chose.

(Citation: , ) (). Pour une pensée préhumaine. Sens public(SP1596). Consulté à l’adresse http://sens-public.org/articles/1598/

#2.4.3. Édition et éditorialisation

Définition Éditorialisation

Liste des conceptsL’éditorialisation est d’abord considérée comme l’édition sous l’effet des technologies numériques, mais l’apport des recherches récentes sur ce concept, et notamment celles de Marcello Vitali-Rosati, permet de considérer ce concept comme un outil méthodologique. L’éditorialisation et ses trois aspects (technologique, culturel, pratique) constituent un cadre de compréhension du numérique, en tant qu’un ensemble de dynamiques, ainsi que, dans le cas de notre étude, un moyen de comprendre ce qu’est l’édition aujourd’hui.

Les liens entre édition et éditorialisation ont déjà été soulignés : l’éditorialisation peut être considérée comme l’édition sous l’effet des technologies numériques. Notre usage du concept d’éditorialisation est méthodologique, il nous permet de comprendre ce qu’est l’édition aujourd’hui. Nous précisons les liens qui existent entre ces deux concepts ou théories pour aboutir à une nouvelle définition de l’édition.

Commençons par reprendre les trois aspects de l’éditorialisation précédemment présentés : l’aspect technologique, l’aspect culturel et l’aspect pratique permettent de définir plus précisément l’éditorialisation. Ces trois aspects donnent aussi une représentation de l’édition en tant qu’activité, processus et acte. C’est que nous démontrons en les appliquant à l’édition. Tout d’abord l’aspect technologique est la dimension constitutive de l’édition, ce qui permet autant de travailler les textes que de produire les artefacts issus de l’édition. C’est ce que nous avons présenté dans le premier chapitreVoir 1. Le livre, cet artefact éditorial. Ensuite l’aspect culturel permet de faire le lien entre les contenus manipulés dans une démarche éditoriale — qu’il s’agisse de documents ou de ressources selon l’acception de Bruno Bachimont précédemment présentée — et les techniques ou technologies nécessaires à ces manipulations. Il s’agit d’opérer une mise en relation. Enfin, l’aspect pratique est une perspective peu prise en compte dans les considérations ou les définitions de l’édition, et qui croise l’hypothèse générale de cette thèse : les pratiques d’édition ne peuvent se réduire à la seule production d’artefacts, il y a aussi une dimension créative, hybride, qui concerne l’usage des outils et plateformes mais aussi la constitution de chaînes d’édition spécifiques.

L’édition non numérique est toujours de l’édition, en revanche toute pratique d’édition s’inscrit aujourd’hui dans un environnement numérique. Quand bien même aucun ordinateur n’est utilisé pour fabriquer un livre, le contexte lui est numérique : les façons de communiquer, de distribuer, de diffuser ou même de partager des informations font à un moment donné usage du numérique (appareils, réseaux, écrans, etc.). De même, la figure de l’amateur a toujours besoin de celle de l’éditeur, les quelques succès d’autoédition le confirment avec une reprise quasi systématique des textes initialement publiés à compte d’auteur sur des plateformes diverses par des maisons d’édition installées. Considérer l’éditorialisation comme une dimension de l’édition (ou inversement), aujourd’hui, consiste à constater une évolution dans un monde désormais façonné par le numérique. C’est d’ailleurs la dimension que nous analysons dans le chapitre suivantVoir 3.1. Le numérique : culture, politique et ubiquité.

Si nous avons rapidement abordé les questions numériques, il convient désormais de définir plus précisément ce que recoupe cette notion, et d’apporter un regard critique sur plusieurs de ses acceptions. Avant cela, nous épuisons l’hypothèse selon laquelle l’éditorialisation est un outil méthodologique pour analyser des pratiques d’édition contemporaines avec une étude de cas, celle de la chaîne d’édition des Ateliers de [sens public].

5.

#2.5. Le Pressoir : une chaîne d’éditorialisation
</>Commit : 1ac73c3
Source : https://src.quaternum.net/t/tree/main/item/content/p/02/02-05.md

Comme nous l’avons vu avec l’étude de cas d’AbrüptVoir 2.3. Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale, les conditions d’émergence d’artefacts éditoriaux originaux ne se limitent pas à l’adoption de nouveaux outils. La constitution de chaînes d’édition permet aussi une dissémination et une réappropriation des textes ainsi édités. Afin de comprendre comment s’opère cette diffusion numérique, cette forme d’éditorialisation, l’étude de la création d’une chaîne est désormais nécessaire. Comment l’éditorialisation peut-elle être un outil méthodologique pour comprendre des pratiques contemporaines d’édition ? Dans le cadre de ce concept d’éditorialisation, des travaux sur les plateformes ont été réalisés, étudiant les questions d’écriture, de participation, de propagation, etc. Nous nous chargeons ici d’interroger la manière de fabriquer des objets éditoriaux, et plus spécifiquement des livres, dans un contexte numérique et donc avec l’éditorialisation.

Dans le chapitre précédent nous avons présenté et analysé un titre des Ateliers de [sens public]Voir 1.5. Les Ateliers de [sens public] : repenser le livre, afin de montrer les spécificités d’un livre contemporain. Exigeons de meilleures bibliothèques de R David Lankes est un exemple emblématique d’un ouvrage publié en différents formats et en plusieurs versions. Ce livre est également à l’origine d’un ensemble de méthodes, d’outils et de programmes qui ont été développés et mis en place pour fabriquer les livres des AteliersLes deux formes « Ateliers de [sens public] » et « Ateliers » sont utilisés indistinctement dans la suite du texte.. Nous décrivons et critiquons désormais cette chaîne d’édition, nommée Pressoir.

Un double préambule est nécessaire à cette étude de cas. Tout d’abord l’auteur de cette thèse a été impliqué dans la mise en place et l’utilisation de la chaîne d’édition des Ateliers, comme cela a été également le cas de Marcello Vitali-Rosati, l’un des chercheurs les plus actifs ces dernières années sur la question de l’éditorialisation. Ensuite l’analyse du Pressoir a fait l’objet d’un article pour la revue Pop! Public. Open. Participatory (, & al., ) , , & (). Exploring New (Digital) Publishing Practices with Le Pressoir. Pop! Public. Open. Participatory(5). https://doi.org/10.54590/pop.2023.006 . Le présent texte est issu d’une réécriture complète, toutefois une partie des contenus présents dans cet article peut recouper certains passages ici.

#2.5.1. Une chaîne d’édition

Les Ateliers est une maison d’édition qui publie des essais dans le domaine des sciences humaines, et plus spécifiquement des sciences de l’information et de la littérature. Les ouvrages publiés comportent un appareil critique (notes, références bibliographiques, bibliographies, index et glossaires) et suivent un parcours éditorial spécifique qu’est celui de l’édition académique (soumission, éditions, relectures, modifications, validation, etc.). Les besoins en édition des Ateliers sont ceux de l’édition savante : des validations par les pairs ; un important travail sur le texte pour des questions de structure et de lisibilité ; des appareils critiques élaborés ; une fabrication qui permet des allers-retours entre les différentes personnes impliquées ; une pérennité des formats pour des modifications ultérieures ; la production d’artefacts qui facilitent une diffusion organisée ; etc. Cette démarche comporte aussi une recherche de nouveaux modèles éditoriaux. Il faut considérer les dimensions d’expérimentation, de prototype voir de bidouillages indispensables à cette recherche. Si AbrüptVoir 2.3. Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale ou les Ateliers font le choix inverse de la plupart des maisons d’édition, en construisant leurs dispositifs techniques loin des logiciels clés en main, c’est dans une volonté d’exploration épistémologique qui dépasse l’objectif de produire des artefacts.

Pour réaliser ce projet, les personnes impliquées dans les Ateliers de [sens public] ont adopté des méthodes, mis en place un certain nombre d’outils et fait des choix éminemment politiques pour ainsi composer une chaîne d’édition. L’étude de cette chaîne d’édition est intéressante autant pour comprendre les enjeux de l’éditorialisation que pour l’observation d’un phénomène double. En effet la mise en place d’un dispositif d’édition a été réalisée ici pour la production d’un livre en particulier, Exigeons de meilleures bibliothèques de David Lankes. Ce dispositif n’a pas été seulement un moyen de produire un objet éditorial, il a aussi modifié l’objet lui-même. Si la mise en place d’une chaîne d’édition permet de créer des artefacts, la production de cette chaîne est aussi une façon d’aboutir à de nouvelles expressions éditoriales — parfois inédites. Nous observons donc ici une forme de réflexivité : la façon de faire influence la forme obtenue, et inversement. Un modèle épistémologique émerge grâce à cette combinaison d’édition de texte et de programmation éditoriale.

Qu’est-ce qu’une chaîne d’édition ? Il s’agit, d’une façon générale, de l’ensemble des processus techniques nécessaires à la pratique de l’édition, et plus particulièrement des moyens disponibles pour produire un document tel qu’un livre. Concrètement, les méthodes, les outils et les environnements constituent une chaîne d’édition, aussi appelée chaîne éditoriale ou chaîne de publication.

Dans son acceptation la plus générique, une chaîne éditoriale numérique est un logiciel mobilisé pour couvrir l’ensemble des métiers d’une chaîne éditoriale classique (auteur, éditeur, imprimeur) sur un support numérique. Une chaîne éditoriale numérique permet donc d’assister des rédacteurs dans la production et la publication de leurs contenus.

(Citation: , , p. 206) (). Conception des chaînes éditoriales. Thèse de doctorat, Université de technologie de Compiègne. Consulté à l’adresse https://ics.utc.fr/~tha/co/Home.html

Avec cette définition de Thibaut Arribe nous pouvons voir le lien entre chaîne éditoriale et chaîne du livre, c’est-à-dire les connexions entre les différentes personnes et métiers qui participent à la création et à la production d’un livre. Dans notre recherche nous nous concentrons sur la chaîne éditoriale en tant que processus au sein d’une structure d’édition, processus qui peut mobiliser d’autres intervenants et intervenantes. Si l’auteur de la définition ci-dessus distingue chaîne éditoriale et chaîne éditoriale numérique, nous actons le fait que les deux expressions sont désormais équivalentes si nous considérons le numérique comme l’utilisation de logiciels ou plus globalement de l’informatique — ce qui est en réalité plus complexe comme nous le voyons par la suiteVoir 3.1. Le numérique : culture, politique et ubiquité.

Lorsque l’expression chaîne éditoriale est utilisée, c’est bien souvent dans un contexte d’utilisation du format XMLVoir 4.2. Les conditions de la sémantique : format texte et balisage, en raison des possibilités de modélisation éditoriale permise par ce format.

Une chaîne éditoriale est un procédé technologique et méthodologique consistant à réaliser un modèle de document, à assister les tâches de création du contenu et à automatiser la mise en forme. Son atout premier est de réduire les coûts de production et de maintenance des contenus, et de mieux contrôler leur qualité.

(Citation: , ) (). Scenari: la chaîne éditoriale libre. Eyrolles.

Dans cette définition donnée par Stéphane Crozat plusieurs éléments sont notables : l’usage du terme chaîne, la modélisation, l’assistance et l’automatisation, et plus globalement l’objectif de facilitation. L’argument principal en faveur de l’adoption des principes d’une chaîne éditoriale, selon l’auteur, est la réduction des « coûts de production et de maintenance », et le contrôle de la qualité. Si cet argument semble correspondre à une injonction productiviste, il s’agit aussi d’une opportunité de gagner en indépendance vis-à-vis de certains logiciels ou infrastructures. Retenons que l’enjeu est de faciliter l’écriture et l’édition par la mise en place d’une structuration des processus d’édition, cela se traduit donc par une définition claire des différentes étapes ou phases d’édition. Dans cette définition la modélisation des documents fait partie de l’activité d’édition. L’auteur de Scenari : la chaîne éditoriale libre illustre cette question ainsi : un document peut être divisé en fragments afin d’en faciliter l’écriture et l’édition, pour être recomposés au moment de la génération de la publication. Ce sont des modèles de documents qui permettent cette gestion des contenus. Nous rejoignons ici les considérations déjà évoquées à propos de l’éditorialisation.

Définition Chaîne d’édition

Liste des conceptsUne chaîne d’édition est l’ensemble des processus, des méthodes et des outils nécessaires à la réalisation d’une activité d’édition, et plus spécifiquement à la création, la fabrication, la production et la diffusion d’un livre. Si l’objet de la chaîne d’édition est la génération d’un tel artefact, sa matière première est le texte sans s’y réduire. Une chaîne d’édition est basée sur une modélisation éditoriale qui doit permettre une gestion sémantique des contenus en vue de la réalisation d’un ou de plusieurs artefacts tels qu’un livre imprimé, un livre numérique, un document structuré ou toute autre forme permettant de diffuser des contenus, des idées, et de faire sens. Une chaîne d’édition est aussi, comme le terme de « chaîne » l’implique, une suite d’étapes linéaires, et à ce titre elle peut être critiquée et mise en regard d’autres dispositifs qui envisagent, de façon divergente, l’édition comme un entremêlement d’opérations en prenant en compte leurs relations et leurs apports mutuels.

#2.5.2. Un projet intellectuel et politique

La chaîne d’édition des Ateliers est constituée des éléments qui lui permettent de produire des artefacts éditoriaux, de faire de l’édition. Cette chaîne d’édition révèle un modèle épistémologique, mais aussi un mode politique. Il s’agit de la réalisation technique d’un projet intellectuel qui s’exprime ainsi autant par les livres publiés que par la façon de travailler, collectivement. Cela se traduit sur plusieurs plans : l’ouverture, le libre et la pérennité.

Les textes sont publiés en libre accès et sous licence Creative Commons, ce qui autorise une lecture et une diffusion sans limitation, et qui encadre une réutilisation des textes. D’ailleurs la possibilité d’une réutilisation est une des pierres angulaires de l’éditorialisation : en permettant des copies, des modifications ou des fragmentations des contenus, d’autres formes et expressions peuvent émerger. L’ouverture des usages des textes sont une des conditions des dynamiques « qui constituent l’espace numérique et qui permettent à partir de cette constitution l’émergence du sens » (, ) (). Pour une théorie de l’éditorialisation. Humanités numériques(1). https://doi.org/10.4000/revuehn.371 .

Les logiciels et les programmes utilisés par les Ateliers pour produire leurs livres sont libres. Le choix du libre n’est pas anodin, l’enjeu est de disposer d’outils dont le fonctionnement peut être compris et analysé, des outils qui sont facilement accessibles, mais qui peuvent aussi être potentiellement modifiables et dont les modifications peuvent être partagées. L’usage du logiciel libre est aussi une condition de la pérennité des sources, des contenus et des modèles d’édition. Le fait que le code source des logiciels et des programmes soit mis à disposition publiquement facilite sa maintenance. Ce code est souvent accompagné d’une documentation pour comprendre son fonctionnement et proposer des méthodes pour le mettre à jour, ainsi que des moyens pour extraire les données — et les disposer dans un autre système si nécessaire. L’utilisation du logiciel libre ne se limite pas à ces éléments fonctionnels, l’enjeu principal est de constituer des chaînes d’édition en expérimentant autant que possible. La limite est alors celle imposée par le fonctionnement même des programmes utilisés, et non par les licences qui y sont associées. Enfin, avec le logiciel libre viennent des communautés, communautés qui peuvent apporter un soutien au projet concerné, et auxquelles un soutien peut être donné en retour.

La pérennité correspond à la capacité, pendant un temps long, de lire et de modifier les sources, de générer des versions mises à jour des artefacts, ou de lire les formats de sortie. Le logiciel libre repose majoritairement sur des standards ou des protocoles qui sont partagés et documentés. Cela permet d’échapper à l’enfermement contraint par un format de fichiers dépendant d’un logiciel en particulier.

Cette chaîne d’édition des Ateliers est l’expression de sa démarche éditoriale. Il y a une forme de cohérence entre les intentions éditoriales (quelle forme donner aux textes pour qu’ils circulent et qu’ils soient lus) et les processus permettant la réalisation de ces intentions. De la même façon qu’une structure d’édition façonne un texte, elle peut aussi fabriquer ces outils de façonnage.

#2.5.3. Des espaces d’écriture

Pour définir la chaîne d’édition des Ateliers nous pouvons faire un état des étapes d’édition, en présentant les outils associés à chacune d’elles. Avant cela nous critiquons l’utilisation du terme de « chaîne » : ce terme implique un enchaînement entre les différentes étapes nécessaires à la production d’un document, enchaînement qui suggère une succession ou une linéarité qui n’a pas systématiquement lieu dans les pratiques de cette structure d’édition. L’usage du terme « chaîne » se fait ici par défaut, le terme de « système » ayant également été effectué et épuisé (, ) (). Vers un système modulaire de publication. Mémoire de master, École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques. Consulté à l’adresse https://memoire.quaternum.net celui de fabrique est préféré et explicité en détail par la suiteVoir 5.4. La fabrique : éditer des fabriques et fabriquer des éditions. De l’écriture à la publication, voici donc ces différentes phases.

L’étape d’écriture des textes — textes structurés dès le début du projet en chapitres ou en parties — se déroule avec l’éditeur de texte sémantique Stylo (, & al., ) , , & (). Écrire les SHS en environnement numérique. L’éditeur de texte Stylo. Revue Intelligibilité du Numérique. https://doi.org/10.34745/numerev_1697 . Cet environnement d’écriture inclut une structuration sémantique via un langage de balisage léger (Markdown) pour le corps du texte, et un langage de sérialisation de données (YAML) pour les métadonnées liées au document. Dans la pratique une partie des auteurs et des autrices convertissent leurs textes depuis un traitement de texte vers Stylo, il peut donc y avoir une étape d’écriture préalable dans un logiciel type Microsoft Word, souvent sans sémantique. La raison de l’utilisation de Stylo est double : structurer sémantiquement les textes et disposer d’un espace de conversation autour des textes. L’abandon du traitement de texte — majoritairement utilisé pour les pratiques d’écriture, d’autant plus en milieu académique ou savant — pour l’éditeur de texte Stylo permet de faire de faire de l’édition numériqueVoir 3.4. Fondement de l’édition numérique au prisme des humanités numériques et sémantique. En effet, il s’agit de donner du sens au texte : celui-ci, pour être lu, a autant besoin d’un rendu graphique que d’un balisage pour sa diffusion sur les différents environnements numériques. Il peut s’agir par exemple du format HTML, format qui représente l’information autant graphiquement que sémantiquement.

Stylo permet également de prévisualiser le texte, cet aperçu est disponible sous la forme d’une page web qui peut être annotée via le service Hypothesishttps://web.hypothes.is. Les annotations permettent d’engager un dialogue sur le texte : signalement de corrections ou de modifications, mais aussi espace d’échanges. Ces commentaires incitent les auteurs et les autrices à échanger sur certains points ou à modifier directement leur texte. Il faut préciser que Stylo intègre un système de versionnement des textes, et qu’une prévisualisation est disponible pour chacune de ces versions, incluant la version courante (donc celle qui comporte les modifications les plus récentes). Deuxième précision : les annotations sont publiques par défaut, mais il est possible de les intégrer dans un groupe privé accessible sur invitation. Enfin, dans le cas des Ateliers les personnes qui annotent et commentent les textes ne sont pas anonymes, tout comme les textes ne sont pas anonymisés. Il s’agit donc d’une évaluation ouverte, effectuée par le comité éditorial des Ateliers — composé de Servanne Monjour et de Nicolas Sauret, parfois accompagnés d’étudiant·e·s.

Après cette phase d’écriture et de révision, l’édition du texte commence. Il s’agit de structurer et restructurer : découpage en chapitres, ajout de métadonnées, structuration sémantique des textes — y compris des contenus dits additionnels (médias, repérage des termes à indexer ou à ajouter au glossaire, ajout de références bibliographiques, etc.). Une partie de cette édition du texte est réalisée dans Stylo, jusqu’au moment où il est nécessaire de disposer d’un environnement permettant de prévisualiser le livre (et non plus seulement les textes) et surtout de pouvoir modifier le modèle éditorial librement.

#2.5.4. Des espaces d’édition

Stylo est utilisé pour l’écriture puis délaissé pour travailler le texte et sa structure tout en prévisualisant le livre dans son ensemble. La structure du texte doit accueillir des données diverses, les Ateliers ont par exemple adopté un balisage spécifique pour structurer les termes et les expressions de l’index et du glossaire. La structure globale de chaque livre comprend les différents chapitres, mais aussi les outils du livre tels que l’index et le glossaire. À ce stade il importe de pouvoir constater que les artefacts sont bien fabriqués, et donc de les visualiser, et en particulier le site web.

Le modèle éditorial évolue d’un livre à l’autre, cette adaptation est possible avec cette chaîne d’édition dont les éléments constitutifs et les gabarits peuvent être modifiés facilement. Contrairement à Stylo qui est une application utilisée par d’autres personnes dans des contextes très divers, et qui nécessite donc un certain degré générique. Nous assistons ici à une conjoncture médiatrice (, ) (). Le fait numérique comme «  conjonctures médiatrices  ». Communication & langages, 208-209(2-3). 155–170. https://doi.org/10.3917/comla1.208.0155 où les pratiques, les outils construits collectivement, et le collectif lui-même sont intriqués. Il ne s’agit plus véritablement d’une chaîne où les opérations et les éléments sont organisés hiérarchiquement, mais d’un atelier d’où la pensée émerge.

Avant de présenter l’outillage technologique permettant de générer les artefacts, nous présentons cet environnement de travail. Nous avons précédemment mentionné le fait que Stylo versionne les textes, afin d’identifier les modifications successives et de naviguer dans ces versions. C’est la première chose qui est gérée en dehors de Stylo avec le logiciel de gestion de versions Git et la plateforme GitLab. Git est un système de contrôle de versions (aussi appelé logiciel de gestion de versions) ( & , ) & (). Pro Git Book. Consulté à l’adresse https://git-scm.com/book/fr/v2/ destiné à gérer du code informatique. Les logiciels de contrôle ou de gestion de versions sont nombreux, leur histoire est riche, et Git y a pris une place prépondérante pour ne pas dire monopolistique. Le fonctionnement de Git est puissant et facilite les interactions avec le code, à plusieurs, mais la plateforme GitHub a clairement contribué à populariser ce système de versionnement.

Git est aussi employé pour versionner du texte dans des activités éditoriales diverses — majoritairement la fabrication de livres. Quel est l’apport de Git pour gérer du texte ? Les mêmes avantages que pour gérer du code — le code étant un texte quelque peu particulier. Le suivi des versions se fait via un système de commits : un commit est un enregistrement d’un état d’un projet, indiquant les modifications et accompagné d’un message plus ou moins long. Un commit dispose d’un identifiant unique, il est horodaté et il est attribué à une personne habituellement identifiée par un nom et une adresse électronique. Git est pensé selon un système de branches : à tout moment il est possible de dupliquer le projet et de travailler sur une version identique sans perturber les ajouts dans la version principale, cet espace parallèle est appelé branche. Les branches sont rebasées ou fusionnées avec la version principale pour intégrer leurs modifications. Git est utilisé sur un ordinateur avec un système d’exploitation, mais les versions et les fichiers peuvent être stockés dans un dépôt distant, cette disponibilité sur un serveur permet à plusieurs personnes d’y accéder ou de déposer leurs modifications. Il existe des surcouches logicielles permettant de faciliter l’utilisation de Git via des interfaces graphiques ou des interfaces web. Enfin Git est asynchrone, décentralisé et pensé pour être utilisé sans connexion internet. Les modifications ne se font pas simultanément entre plusieurs personnes, c’est le commit qui rythme les versions, celui-ci doit être explicitement envoyé (push) au dépôt distant pour qu’une autre personne puisse accéder (fetch ou pull) à ces modifications. Ainsi le commit est créé sur l’ordinateur de la personne utilisatrice de Git, puis poussé vers le dépôt distant. Notons qu’il peut y avoir plusieurs dépôts distants, et que chaque contributeur ou contributrice d’un projet conserve une copie du projet avec tout son historique. Contrairement à d’autres logiciels de gestion de versions populaires avant Git qui nécessitaient une connexion pour travailler, Git n’a besoin d’un accès à Internet que pour récupérer ou envoyer des modifications. Dans la figure ci-dessous nous pouvons voir les interventions successives par des personnes différentes et sur plusieurs branches, avec Git.

| | * Fri Mar 10 08:35:46 2023 -0500 - hbeauchef: ajout variable lanng dans les yaml de chapitre
| | * Thu Mar 9 16:03:22 2023 -0500 - hbeauchef: modif biblio fr/en retour Robert
| | * Thu Mar 9 15:41:21 2023 -0500 - hbeauchef: ajout corrections Estelle Debouy et Clara Auvray Assayas
| | * Thu Mar 9 15:19:07 2023 -0500 - antoinentl: edit: explication sur le déploiement
| | * Thu Mar 9 10:38:33 2023 -0500 - hbeauchef: ajout credits ca chap3
| | *   Thu Mar 9 10:33:35 2023 -0500 - hbeauchef: ajout corrections robert
| | |\
| | | * Wed Mar 8 09:30:42 2023 -0500 - antoinentl: edit: regénération des chapitres du livre
| | * | Thu Mar 9 10:32:31 2023 -0500 - hbeauchef: ajout corrections reobert
| | |/
| | * Tue Mar 7 19:35:01 2023 -0500 - hbeauchef: modif nb de pages
| | * Tue Mar 7 15:33:27 2023 -0500 - hbeauchef: ajout wikidata sur augustin chap5
| | * Tue Mar 7 11:28:04 2023 -0500 - David Larlet: Ajout des noms des auteurs
| | * Mon Mar 6 15:14:10 2023 -0500 - hbeauchef: images allégées
| | * Mon Mar 6 14:08:29 2023 -0500 - hbeauchef: avant envoi aux auteurs
| | * Sun Feb 26 22:57:44 2023 -0500 - David Larlet: Prise en compte de idreference
| | * Sun Feb 26 22:07:11 2023 -0500 - hbeauchef: complément link-archive vides
| | * Sun Feb 26 21:45:23 2023 -0500 - hbeauchef: remplacement idglossaire par idereference, nettoyage test sol, suppression tous balisages acronym
| | * Sun Feb 26 15:24:57 2023 -0500 - antoinentl: edit: déploiement
| | * Fri Feb 24 20:18:51 2023 -0500 - David Larlet: Meilleure position du picto `format`
| | * Fri Feb 24 17:17:49 2023 -0500 - David Larlet: Ajout d’un picto pour le terme enrichi `format`
| | * Fri Feb 24 16:59:49 2023 -0500 - David Larlet: Suite CSS pour ajouter un terme enrichi
| | * Fri Feb 24 14:59:50 2023 -0500 - hbeauchef: test avec organisme - modif builder settings .py
| | * Fri Feb 24 14:27:53 2023 -0500 - hbeauchef: modif custon.css + termeenrichi.js pour afficher les termes balisés format dans le corps du texte
| | * Fri Feb 24 14:03:45 2023 -0500 - hbeauchef: avant de tout casser en touchant aux css
| | * Fri Feb 24 09:55:03 2023 -0500 - hbeauchef: travail index, test sur SOL
| | * Fri Feb 24 09:17:00 2023 -0500 - hbeauchef: test format vs sigle
Code 2.. Quelques commits extraits du dépôt Git du Pressoir avec leur date, le nom de leur auteur·rice, la description et l’affichage du graphe des branches

GitLab est une surcouche logicielle, c’est un espace de stockage basé sur Git et une interface graphique sous forme de site web comportant des fonctionnalités en plus de celles de Git. Comme GitHub, très populaire depuis le début des années 2010, GitLab est communément appelé forge en informatique. GitLab est un logiciel libre disponible sous forme de service (payant) à l’adresse gitlab.com mais aussi sous différentes distributions (avec plusieurs types de licences associées) qui peuvent être installées sur un serveur. Ces installations indépendantes de gitlab.com sont appelées des instances. Les Ateliers, après avoir utilisé l’instance de FramasoftFramasoft est une association française dont l’objet principal est la promotion et la diffusion du logiciel libre, incluant la mise à disposition d’infrastructures utilisant de tels logiciels et respectueuses des données privées., déposent désormais les versions de ses textes sur celle d’Huma-Num — pour le moment en accès restreints. GitLab, en plus de stocker et d’afficher les versions (et donc les commits), propose des fonctionnalités qui ne sont pas comprises dans Git, fonctionnalités qui se retrouvent sur d’autres plateformes ou logiciels comme GitHub, Forgejo/Gitea, Codeberg, SourceHut ou Bitbucket (pour n’en citer que quelques-uns). Parmi ces fonctionnalités nous pouvons mentionner l’affichage des fichiers et des commits dans un navigateur web, un affichage de l’historique des commits sous forme de graphe, un éditeur de texte (et même parfois un environnement de développement intégré ou IDE en anglais), un gestionnaire de tickets, un gestionnaire de demandes de fusion (merge requests ou pull requests) et un dispositif de déploiement/intégration continu.

Les pratiques d’édition des Ateliers se sont structurées autour des fonctionnalités de Git et de GitLab, nous en donnons ici quelques exemples. Tout d’abord les commits sont les traces qui permettent d’identifier les modifications successives du code. Naviguer dans ces états du texte correspond à la possibilité de consulter les évolutions des modifications d’une version à l’autre. Si certains outils d’écriture ou d’édition permettent d’accéder à un historique des versions, Git est bien plus puissant avec son système de branches. Les commits sont utilisés pour déclarer une série de modifications sur un ou plusieurs fichiers, telles que : corrections orthotypographiques, ajout d’identifiants sur des termes, ajout de contenus additionnels, phases de relectures, etc.

Figure 2.. Capture d’écran d’un commit lors de l’édition du livre LittéraTube sur la plateforme GitLab

Dans le commit ci-dessus nous pouvons voir les modifications apportées sur un fichier en particulier — la visibilité des différentes est facilitée par la coloration syntaxique. Ces informations sont enregistrées sur l’ordinateur des personnes qui ont cloné le projet, mais aussi sur la plateforme GitLab. Tous les commits sont la plupart du temps conservés — s’il est possible de supprimer un commit et les informations associées, c’est une opération rarement réalisée —, constituant ainsi une mémoire détaillée et rigoureuse du projet.

Les tickets (ou issues en anglais) sont un moyen d’identifier des problèmes, de débuter une discussion ou de signaler des modifications à effectuer. Un ticket est créé par une personne et peut être attribué à une ou plusieurs autres. Chaque ticket comporte une description, il peut être commenté et il est possible de lier des tickets avec des commits ou des branches. Cette banque de tickets permet de discuter de façon fluide et néanmoins asynchrone entre les personnes impliquées dans le projet — l’équipe des Ateliers, rarement les auteurs ou les autrices. Plutôt que d’utiliser une messagerie quelconque, les questionnements et les remarques sont consignées dans cet espace, un ticket pouvant ensuite être fermé ou résolu via un commit. Ces tickets forment eux aussi la mémoire du projet.

Figure 2.. Capture d’écran d’un ticket sur la plateforme GitLab lors de l’édition du livre LittéraTube

Dans le ticket (ou issue en anglais) ci-dessus, nous pouvons voir qui l’a créé et à qui il a été attribué. Le ticket est lui-même versionné, avec une date de création et la mention des modifications successives.

Le déploiement continu, dernière des fonctionnalités liée à GitLab et utilisée dans ce processus, est une façon de déclencher une action à chaque nouveau commit sur une branche. Dès qu’une modification est effectuée et déclarée, puis envoyée sur la plateforme GitLab, cette dernière est en mesure de faire débuter un certain nombre d’opérations, via des scripts, pour générer les artefacts. Chaque livre des Ateliers est ainsi déployé (, ) (). Déployer le livre. Études du livre au XXIe siècle. Consulté à l’adresse https://deployer.quaternum.net sur différents environnements : une version de développement, en ligne, mais qui n’est pas rendue publique ; une version en production, publique, sur le site des Ateliers. Pour mieux comprendre ce fonctionnement il faut préciser que les modifications peuvent porter sur les sources (les textes) mais aussi sur les scripts ou les gabarits des différents artefacts générés. Il y a une séparation nette entre les sources, les modèles des artefacts et les fichiers générés (qui forment les artefacts). Ces artefacts sont produits avec le Pressoir décrit ci-après.

#2.5.5. Le Pressoir

Le Pressoir est un outil chargé de convertir, d’organiser, de construire et de publier. Le Pressoir est une série de scripts Python qui permettent la fabrication d’un livre sous forme de site web, ainsi que la préparation des fichiers pour la production des formats PDF et EPUB — nous n’abordons pas la production de ces deux types de fichiers dans cette section. Pour convertir les fichiers sources aux formats Markdown (pour les contenus), YAML (pour les métadonnées et les contenus enrichis) et BibTeX (pour les références bibliographiques structurées), le Pressoir utilise le convertisseur Pandoc. Plusieurs commandes Pandoc sont ainsi préconfigurées via les scripts Python ; ces commandes comportent de nombreux arguments qu’il est préférable d’indiquer dans des scripts plutôt que d’appeler via un terminal comme c’est d’usage avec Pandoc. Il s’agit ensuite d’organiser convenablement les fichiers produits, y compris certains objets complexes comme les index et les glossaires. Une fois organisées, ces pages web constituent une construction, un artefact lisible (ici par un navigateur web) qui peut ainsi être publié.

Le Pressoir doit son nom à David Larlet, l’un des designers et développeurs qui a contribué au projet en tant que prestataire depuis 2019. L’implication de David Larlet dans la formalisation d’une chaîne de publication est révélatrice des liens entre code et contenu. Son implication dans le projet dépasse la programmation de fonctions, puisqu’il a travaillé de concert avec l’équipe des Ateliers pour penser un système basé uniquement sur Python et Pandoc. Il faut préciser qu’avant la mise en place du Pressoir Pandoc était déjà utilisé, mais avec une série de commandes Bash et des programmes tels que Sed, BaseX ou Yq. L’objectif de la formalisation opérée avec Python est de réduire les dépendances extérieures, de pouvoir faire évoluer plus facilement la chaîne d’édition au fil des livres, et d’améliorer cet environnement d’expérimentation. Il aurait été possible d’utiliser un autre langage de programmation pour développer le Pressoir, mais Python offre deux avantages dans ce contexte : il est relativement accessible à des personnes qui codent sans que ce ne soit leur métier, et il est très utilisé dans la communauté des humanités numériques dont les Ateliers fait partie. Plutôt que de faire reposer la chaîne sur plusieurs logiciels (ici Git, Bash, Pandoc, Sed, BaseX et Yq), la construction d’une chaîne autour de Python et de bibliothèques de code Python facilite la mise à jour, la portabilité et la duplicabilité d’un tel processus technique. Il est désormais possible d’utiliser la chaîne avec Git (pour versionner les fichiers), Make (pour simplifier les commandes), Pandoc (pour la conversion des sources vers différents formats de sortie), Python (pour l’organisation, la construction et la publication). Il s’agit d’un déplacement des dépendances pour atteindre une soutenabilité, et surtout la construction d’un espace pour expérimenter.

Ce travail de formalisation peut être analysé avec les outils du concept d’éditorialisation, et notamment les trois aspects technologique, culturel et pratique définis par Marcello Vitali-Rosati (, ) (). Éditorialisation. Dans Rouet, G. (dir.), 100 notions. Management et numérique. (pp. 102–104). Les éditions de l'immatériel. . Le premier aspect concerne la pile technologique qui consiste en une série de logiciels, de programmes et de leur configuration et articulation. C’est ce que nous venons de décrire avec la constitution du Pressoir en tant que suite de scripts. L’aspect culturel concerne l’usage de cette pile technique, avec certaines spécificités comme décrites dans l’utilisation de Git ou de la plateforme GitLab. Enfin, l’aspect pratique permet d’envisager de nouvelles pistes de modélisation éditoriale via le recours à cette chaîne d’édition pour différents livres. Dans le cadre des Ateliers les projets successifs avec le Pressoir ont permis par exemple d’imaginer de nouvelles fonctionnalités de lecture, chose impossible avec un dispositif d’édition plus classique.

Les principales opérations réalisées par le Pressoir sont les suivantes. La conversion : il s’agit de convertir des fichiers sources balisés (ici avec le langage de balisage léger Markdown) au format HTML. Cette conversion consiste dans le passage d’un balisage léger à un balisage plus verbeux (et standard), mais également dans la prise en charge des citations bibliographiques et des bibliographies. Cette conversion est assurée avec Pandoc, convertisseur puissant très utilisé dans le monde académiqueVoir 4.3. Le langage de balisage léger Markdown : entre interopérabilité et compromis. L’objectif ici est d’assurer le travail de conversion par un logiciel déjà créé et maintenu, par ailleurs puissant et reposant sur des standards. L’organisation : ce qui est fabriqué ici est un livre, son organisation en différents chapitres — incluant une introduction et une conclusion, ainsi qu’un index et un glossaire — est relativement classique. Le convertisseur Pandoc est d’abord pensé pour convertir un seul document à la fois, les options permettant de transformer une série de fichiers en un seul artefact avec Pandoc sont trop restreintes pour les besoins des Ateliers. Le Pressoir se charge ainsi de convertir plusieurs documents, listés dans un fichier de configuration, et de les placer dans les dossiers correspondants. Les scripts chargés de ces opérations sont séparés afin de distinguer des sous-opérations dans cette organisation, par exemple : la répartition en chapitres, la gestion des notes marginales, le placement des fichiers HTML produits dans les bons répertoires, etc. La construction : il s’agit de structurer les informations en appliquant une série de gabarits (ou templates en anglais). Cette construction concerne autant chaque page web (correspondant par exemple à un chapitre) que les éléments de navigation tels qu’un fil d’Ariane, un menu ou des liens pour passer d’un chapitre à un autre. La construction est aussi une opération d’indexation, avec le repérage de termes balisés et la création d’index, l’indication des occurrences et les liens hypertextes vers celles-ci. La publication : cette dernière opération consiste en la mise à disposition du site web ainsi créé, soit localement soit en ligne sur le Web. Le Pressoir est utilisé comme une interface en ligne de commande, c’est-à-dire que les fonctions sont appelées avec des commandes dans un terminal. Deux fonctions sont essentielles ici : générer l’artefact (donc convertir, organiser et construire) et servir cet objet (donc le publier de façon temporaire sur un ordinateur ou de façon plus large sur le Web).

## Construction

Pré-requis : le dépôt des contenus doit être cloné au même niveau que celui-ci dans votre arborescence (à côté).

Le lancement de la commande de construction va générer le contenu final dans le dossier `./dist/` :

    # À chaque mise à jour des sources ou des fichiers statiques.
    make build


## Vérification

Lancer un serveur web local pour visualiser le dossier `./dist/`, par exemple :

    # À chaque fois que vous avez besoin de visualiser le résultat.
    make serve
Code 2.. Quelques lignes de la documentation du Pressoir (dont le texte est balisé en Markdown) présentant quelques commandes utilisées

Cette description des opérations réalisées par le Pressoir permet de comprendre quelles sont les étapes ou les phases de cette pratique d’édition. Ce qui avait déjà été entrepris avec le script Bash avant le Pressoir comportait cette intention de structurer l’édition des livres des Ateliers. Il y a ici un effort singulier de formalisation des étapes, en considérant que des scripts doivent permettre de réaliser un certain nombre d’actions sur les textes. Il s’agit d’automatiser ce qui peut l’être sans pour autant perdre la maîtrise des opérations, pour paraphraser Silvio Lorusso (, ) (). Liquider l’utilisateur. Tèque(1). 10–57. https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010 . Et l’enjeu est aussi de pouvoir adapter certains fonctionnements en fonction des projets éditoriaux et de leurs particularités.

L’usage du Pressoir se fait dans un contexte où la version numérique — et en l’occurrence un livre web (, ) (). Le livre web comme objet d’édition ? Dans Catoir-Brisson, M. & Vial, S. (dir.), Design et innovation dans la chaîne du livre. (pp. 141–158). PUF. — est celle qui prévaut sur les autres. C’est-à-dire que cet artefact est le plus à même de présenter l’ensemble des contenus (additionnels y compris) alors que les autres formats sont des versions en quelque sorte réduites (sans les contenus additionnels et parfois sans index). Ce positionnement qui consiste à penser l’« édition augmentée » avant des formats tels que la version imprimée ou le fichier EPUB, est une expression d’une pratique d’édition contemporaine. Le concept ou la théorie de l’éditorialisation nous permet de faire surgir ce point plus fortement. Prévoir un format qui autorise la diffusion de contenus sur plusieurs plateformes, avec à disposition une licence de réutilisation, correspond à ces « dynamiques » qui « sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…) » (, ) (). Pour une théorie de l’éditorialisation. Humanités numériques(1). https://doi.org/10.4000/revuehn.371 . En effet chaque livre web des Ateliers peut être lu en ligne par des humains, grâce à une structuration graphique de l’information et des outils de lecture et de navigation, mais aussi par des programmes informatiques qui parcourent et enregistrent le Web — ici par le biais de l’exposition de nombreuses données structurées et riches. Ces contenus rendus ainsi accessibles, il est possible de les citer, de les lier, voire de les réutiliser. L’édition, et ici plus spécifiquement numérique, n’est pas une duplication de l’imprimé sur le Web, mais bien la création d’artefacts nouveaux avec des processus d’édition singuliers — ce sur quoi nous revenons dans le chapitre suivantVoir 3.2. Le livre numérique ou la pensée homothétique. Avoir la possibilité de modéliser des livres, c’est exercer un effort de formalisation d’une pensée, il s’agit d’un acte éditorial.

Le Pressoir évolue à chaque nouveau livre, certaines fonctionnalités sont ajoutées en fonction des besoins propres à chaque nouveau projet éditorial. Le Pressoir est aussi développé dans l’objectif de pouvoir être utilisé dans d’autres contextes d’édition — même si pour le moment le manque de documentation ne permet pas une mise à disposition publique. Le Pressoir nécessite une certaine littératie ou plutôt une littératie certaine, tels que l’usage d’un terminal et de la ligne de commande, la compréhension de langages de balisage tels que Markdown ou HTML, la maîtrise d’un éditeur de texte ou encore la connaissance de Git (via le terminal ou une interface graphique). Des connaissances et des pratiques qui ne sont pas forcément celles entendues lorsque l’on parle de numérique, et qui sont pourtant nécessaires pour envisager un usage et une reproductibilité de ce type de chaîne ou de modèle d’édition. Ces prérequis sont la condition de la création d’un modèle épistémologique propre à cette structure d’édition. Cette littératie en puissance, mal définie lorsque le terme numérique n’est pas précisé, correspond ici à un usage relativement avancé d’un ordinateur par rapport aux pratiques qui sont celles d’un traitement de texte, d’un logiciel de publication assistée par ordinateur ou d’un système de gestion de contenu (CMS). C’est l’objet du chapitre suivant de définir et de critiquer la notion de numérique, à la fois en prenant appui sur les recherches effectuées jusqu’ici — donc sur le livre et l’édition — et dans la perspective de les prolonger vers les notions de format et de fabrique.

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